Imago

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Version papier (indisponible)
Parution : avril 2011
Édition Syros, collection Soon
Conception couverture : Pépito Lopez
246 pages

Depuis un mystérieux cataclysme, le peuple K’awil vit retiré du monde, au cœur d’une montagne tout en labyrinthes et en jeux de lumière, protégé des regards par une jungle luxuriante. Dans cette société composée de sept clans aux prérogatives bien définies, ce sont les femmes qui règnent en maîtres.
Parce que sa sœur vient de mourir, tuée par un K’tioni, monstrueux tigre aux dents de sabre, la jeune Neï se voit investie d’une lourde mission : c’est à elle qu’il revient de prendre en charge le bébé de sa sœur, une petite fille tout juste née et, surtout, elle est désormais pressentie pour devenir la chef du clan des armuriers.
Alors qu’elle s’apprête à passer son imago, le rite de passage des K’awils pour devenir adulte, Neï découvre que les T’surs, les hommes blancs, se sont introduits sur le territoire de son peuple, rompant un pacte conclu des décennies plus tôt.

Les sélections de prix :
  • Prix des Jeunes lecteurs de Seyne-sur-mer 2014
  • Prix TSR (Télévision Suisse Romande) Littérature Ados 2012
  • Prix littéraire d’Onet à Lire 2012Prix LATULU (Maine et Loire) 2012
  • Prix des MFR de Maine et Loire 2013
  • Prix des Collégiens de la ville de Vannes 2012/2013

Avis

Quelques avis sur Babelio

« Dans un récit court, Nathalie Le Gendre arrive à aborder de nombreux sujets : le passage de l’adolescence à l’âge adulte, le deuil, l’amour, le retour à la nature, la paternité, … Difficile d’aborder plus en détail l’histoire sans en révéler des secrets, ce qui gâcherait à coup sûr votre plaisir… » Fantastinet

« Entre science-fiction et fantasy, « Imago » est un roman intelligent, profondément humain, ouvrant notre regard sur une autre société. À l’occasion, Nathalie Le Gendre n’hésite pas à déstabiliser le lecteur pour qu’il s’interroge sur d’autres croyances, sur ce que la nature peut apporter. » Yozone

« Lire de la science-fiction écrite par une femme, c’est souvent/toujours un vrai bonheur. Non contente de mettre au point une histoire inventive et à rebondissements, Nathalie Le Gendre compose de beaux portraits – féminins comme masculins, d’ailleurs -, crée des émotions de toutes sortes, des relations familiales complexes, et prend le temps d’exploiter cette jolie matière, de la faire évoluer quitte d’ailleurs à sacrifier quelques personnages. » Les Riches Heures de Fantasia

« Au final, le roman reste très bien écrit, très réfléchi et bien construit. Je sens d’instinct que ce roman en appelle un autre, le point de vue de l’autre peuple, qui a basé sa foi sur la technologie et pense avoir trouvé le traitement pour la jeunesse éternelle… » (Nathalie Le Gendre : Bon instinct, ce livre en attend un autre Jeunesse Eternelle) Suspends ton vol

« Une jolie découverte, à lire si vous voulez vous perdre dans un monde nouveau et inconnu et dans une jolie histoire pendant quelques heures. (…) c’était une vraiment une très bonne surprise, je ne m’attendais pas à aimer autant. L’univers est vraiment étonnant, cette vie « d’amour et d’eau fraiche » si j’osais dire, en totale communion avec la nature m’a vraiment plu. L’histoire se passe dans le futur, alors qu’on se croirait dans le passé avant la découverte de l’Amérique par exemple, mêlé à du préhistorique avec des animaux disparus.
C’est vraiment très bien écrit, ça se lit tout seul car la plume de l’auteure est très fluide. » Les Chroniques d’Oriane

« J’ai aimé la construction de ce roman, le travail de l’auteur est excellent. Elle a réussi à m’embarquer aux côtés de Neï alors que je me méfiais de sa grand-mère et de la vieille sorcière Ix Chel. En fin de compte, cette société régit par des femmes m’a plu. Énorme coup de cœur pour la couverture, qui correspond très bien au roman. » Les Lectures de Kik

« Nathalie Le Gendre nous livre ici un texte de SF sensible, intelligent et profondément humaniste. » Catherine Gentile, Ricochet


LECTURE GRATUITE

Pour commencer, je vous invite à consulter la liste des personnages principaux qui ont des noms particuliers, ainsi que l’organisation du peuple K’awil :

Neï, fille de Yon (petite-fille de Luv’ku)

Shin, fille de Yon (sœur de Neï et petite-fille de Luv’ku)

Sih, fille de Shin

Luv’ku, fille de Yon’ku, chef du clan des armuriers (mère de Yon, grand-mère de Neï et de Shin)

Ix Chel, fille de Yaj’mum, sorcière du clan des armuriers

Eam, fille de Rok’atz, deviendra la sœur d’adoption de Neï

Jynx, ami d’enfance de Neï

Tep, époux d’Eam

Voltàn, père de Shin et de Neï

Les sept clans du peuple K’awil

Clan des armuriers – chef : Luv’ku

Clan des agriculteurs – chef : Lik

Clan des chasseurs/guerriers – chef : Nyo

Clan des tanneurs – chef : Daj

Clan des souffleurs de verre – chef : Yun

Clan des tailleurs d’obsidienne – chef : Bij

Clan des scribes – chef : Aru

Prologue

– Dun, arrête-toi un peu, souffla Shin, les deux mains cramponnées sur son ventre tendu.

Dun rebroussa chemin pour rejoindre sa femme qui s’était assise sur une roche plate. Il lui tamponna le front avant de dégager la gourde de peau de sous son vêtement. Il en but une gorgée et la tendit à Shin qui s’humidifia juste les lèvres.

– Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps… avoua-t-elle.

Son visage se crispa sous la douleur. Elle tenta de respirer calmement, sans succès. Dun s’installa dans son dos pour qu’elle puisse s’appuyer sur ses jambes. Doucement, il lui massa les épaules et la nuque.

– Merci, murmura Shin.

– C’est encore loin ?

– Encore dix minutes de marche, mais les contractions sont trop rapprochées. J’ai besoin de me poser pour me concentrer sur la naissance de…

Une contraction plus violente que les précédentes empêcha Shin de poursuivre sa phrase. Elle se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang.

– Non… Il faut que je trouve le courage de continuer, réussit-elle enfin à articuler. Le bébé doit avoir pour première demeure un lieu préservé par les esprits. La grotte du W’amu est un endroit fort.

Shin abandonna sa tête contre les cuisses nues de son mari.

– Je peux aussi construire un abri ici même. Un abri dans lequel tu pourras invoquer les esprits pour le protéger, proposa-t-il.

Le visage de Shin se rembrunit.

– Non, refusa-t-elle vivement.

– Mais pourquoi tiens-tu absolument à aller dans cette grotte ?

Elle haussa les épaules, l’air gênée.

– Dis-moi, insista son mari.

– De bonnes ondes s’en dégagent.

Dun fronça les sourcils puis sourit tendrement.

– Très bien, accepta-t-il. Va pour cette grotte où tu puises les ressources indispensables à ton art. Je vais te porter et, s’il le faut, je m’arrêterai à chaque contraction.

Il se pencha pour soulever sa femme mais suspendit son mouvement.

– Un instant… Tu m’assures que le W’amu n’y est pas ?

– Je te le promets. Il ne sera de retour qu’au déclin du soleil.

Shin soupira de bien-être en se retrouvant dans les bras puissants de son mari. Elle nicha sa tête au creux de son cou, où elle savoura le musc de sa peau. Elle se laissa bercer par les longues foulées de Dun, ainsi que par sa respiration régulière sur laquelle elle calqua la sienne pour se relaxer. Étrangement, les contractions qui suivirent furent moins douloureuses.

D’une voix apaisée, elle le guida sur le chemin qui menait à la grotte du gardien de la montagne Sacrée, le W’amu. Seules les sorcières du peuple K’awil avaient accès à l’intérieur de cette montagne, même si elles ne s’y rendaient que très rarement. Mais aucune n’avait, comme Shin, un contact direct avec le gardien.

– Voici la grotte aux écailles. Pose-moi ici, dit-elle en désignant de l’index un petit carré d’herbe.

Délicatement, Dun s’exécuta.

Shin inspecta l’endroit. Aucun danger. Juste une douce paix enveloppant le paysage qui s’étendait sous ses yeux. Dun détacha la lanière de cuir qui barrait ses larges épaules et tira une couverture en peau souple et soyeuse, décorée de fils de soie, qu’il déroula en l’étalant sur le sol, au seuil de la grotte.

– Installe-toi, l’invita-t-il.

Shin ne se le fit pas dire deux fois, alors qu’une contraction durcissait son ventre. Elle haleta, s’accroupit, les deux mains bien à plat sur ses genoux.

– Il était temps, fit-elle remarquer alors qu’un liquide chaud inondait ses cuisses pour maculer la couverture.

Dun sortit le poignard de son fourreau. De son pouce, il en apprécia le tranchant, puis le posa près de sa femme.

– Encore combien de temps ? demanda-t-il.

Shin haussa les épaules.

– Peut-être une heure. À peine.

– J’ai le temps de fabriquer un lit de transport.

– Non. Nous dormirons ici cette nuit.

– Mais le W’amu ?

– J’ai découvert plusieurs autres grottes dans le prolongement de celle-ci. Quand le bébé sera né, il nous restera assez de temps pour préparer notre foyer provisoire dans l’une d’elles.

Dun scruta le visage de sa femme.

– Raconte-moi.

Une intense complicité unissait le couple, aussi Shin ne fut pas étonnée par la perspicacité de son mari.

– La caverne la plus éloignée respire étrangement, comme si les esprits se disputaient constamment avec une force inconnue… et…

– Et ? l’encouragea Dun.

Shin esquissa une grimace.

– Les T’surs y sont venus.

Dun serra les dents.

– Je déteste les T’surs. Ce ne sont que des âmes perdues sans aucun respect pour notre Mère Nature ! Ils détruisent tout ce qu’ils touchent sans se soucier des conséquences, massacrent les animaux, dépouillent la Terre et ne vénèrent pas leurs morts !

Comme à bout de souffle, Dun se tut un instant.

– Comment sais-tu qu’ils sont venus dans cette grotte ? ajouta-t-il enfin.

– J’ai trouvé plusieurs objets qui ne nous appartiennent pas. Et aussi…

– C’est inquiétant, l’interrompit Dun, sous le choc de la nouvelle. Il faudra en parler à ta mère. Elle demandera certainement à Ix Chel de jeter un sort pour interdire aux T’surs l’accès à la montagne Sacrée. Si ces Blancs revenaient, la tranquillité de notre peuple serait à jamais compromise. La jungle qui entoure la montagne Sacrée ne serait plus qu’une faible protection.

Shin souffla et ses doigts serrèrent ceux de Dun. La contraction passée, elle fixa son mari.

– Calme-toi. J’ai autre chose à partager avec toi.

Shin lui tendit un carré souple et plat représentant l’image d’un couple.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un objet magique sans aucun doute. Regarde, la femme est une T’sur.

– L’homme à ses côtés ressemble à un K’awil ! s’exclama son époux.

– C’est Voltàn, mon père…

Les yeux écarquillés, Dun détailla le visage de Shin, à la recherche du moindre signe de moquerie.

– Tu es sérieuse ?

– Je le reconnaîtrais entre tous.

– Mais il est parti lorsque tu étais bébé !

– Non, j’avais quatre ans. Neï, elle, avait à peine quelques mois…

Dun se raidit soudain.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta Shin.

– Je sens une présence, chuchota-t-il en scrutant les alentours.

– Sans autorisation, aucune personne de notre peuple n’empiéterait ni sur mon domaine ni sur notre intimité. C’est contre nos coutumes.

Elle eut à peine fini sa phrase qu’elle entendit un hurlement sinistre.

Dun s’écroula sur le sol.

– DUN ! s’égosilla Shin.

Mais avant qu’elle réalise d’où provenait le danger, elle bascula brutalement en arrière. Elle eut juste le temps de discerner une forme sombre à l’haleine nauséabonde qui se penchait sur elle, puis une violente douleur lui vrilla la gorge.

Tout devint noir.

Tapi derrière un buisson, Tep avait tout vu mais n’avait pas bougé d’un pouce pour sauver le couple. Il aurait pu. Au moins essayer, même si tout s’était passé trop vite.

Il avait assisté à la scène comme fasciné, incapable d’esquisser le moindre mouvement.

Oui, de sa cachette, il avait vu le K’tioni, ce fauve difforme aux dents de sabre, s’approcher.

Oui, il aurait pu crier pour prévenir Dun.

Ou encore, se jeter sur le monstre, poignard à la main.

Ou prendre son arc et encocher une flèche.

Mais il n’avait rien fait de tout cela. Non.

Maintenant, il hésitait sur la conduite à tenir : sauver le bébé encore dans le ventre refroidissant de sa mère ou l’abandonner à la sauvagerie du monstre et sauver sa propre peau.

Le K’tioni, ce fauve agressif et redoutable qui avait tranché la gorge du jeune couple, n’avait apparemment pas détecté la présence de Tep. Il se faufilait entre deux rochers, s’éloignant des deux corps qui reposaient maintenant pour l’éternité.

Tep se secoua. Que Dun et Shin soient morts était une chose, mais il y avait un fond de culpabilité chez lui qui lui dictait de protéger l’enfant à naître.

Un fond de culpabilité… ou plutôt l’intérêt de prouver sa bonne foi auprès du peuple K’awil ?

Mais qu’avait-il à se reprocher ? À part le fait de se trouver dans un endroit sacré où, lui, simple agriculteur, qui plus est un homme, n’avait pas le droit de se rendre…

Quoi qu’il en soit, il devait agir vite car un K’tioni n’abandonnait jamais sa nourriture. Il allait revenir. Tep sortit de sa cachette et s’approcha, sur le qui-vive, des cadavres, le poignard à la main. Il contempla le tableau mortuaire quelques secondes, puis, du bout du pied, tâta le ventre tendu de Shin. Il était très dur. À l’intérieur, le bébé bougea. Tep se pencha et d’un geste précis entailla la chair pour libérer le nouveau-né qu’il attrapa par le pied. Il trancha le cordon ombilical et posa sans ménagement le bébé sur le cadavre de sa mère.

Tep ne se soucia pas tout de suite de l’enfant, son attention attirée par le carré souple qui se trouvait toujours entre les doigts de Shin. Il se baissa pour détailler cette chose colorée qui l’intriguait. Il n’avait pas entendu la conversation entre Shin et Dun, mais il se doutait de son importance. Il s’en saisit brusquement et le glissa dans sa tunique.

Au même instant, le nouveau-né émit un couinement qui se transforma en pleurs.

Tep s’intéressa enfin au bébé gesticulant et son expression renfrognée changea du tout au tout lorsqu’il aperçut son sexe.

– Une fille ! s’exclama-t-il au comble de l’excitation.

Excitation de courte durée car les pleurs du nouveau-né furent atténués par des hurlements provenant de la forêt.

Des hurlements sinistres.

De ceux qui vous glacent les sangs et vous hérissent les poils.

– Vas-tu te taire, maudite ! grinça-t-il à l’attention du bébé.

Soudain, une pierre lui tomba sur le crâne, accompagnée par un grondement rauque.

Tep leva les yeux.

Installé sur la corniche au-dessus de la grotte du W’amu, le K’tioni le toisait. Un autre, plus petit, arrivait sur sa droite. Une femelle, sans nul doute.

Leurs dents luisaient de bave.

Tep pointa son poignard en avant.

– Vous avez suffisamment de nourriture avec ces deux cadavres ! menaça-t-il. Je ne vous laisserai pas ce bébé en guise de dessert !

Prudemment, il esquissa quelques pas sur sa droite pour s’éloigner du nouveau-né, puis se campa fermement sur ses jambes. Le premier K’tioni, le mâle donc, grogna, se ramassa sur lui-même et, d’un formidable bond, se retrouva aux pieds de Tep. Sans attendre, ce dernier frappa de toutes ses forces. Un coup terrible sur la nuque du fauve, qui, surpris, vacilla.

Alors que le mâle recouvrait ses esprits et que la fureur étincelait dans ses yeux jaunes, Tep attaqua une seconde fois et plongea son poignard dans la gorge du K’tioni qui s’effondra en soufflant son haleine fétide dans l’air pur de la montagne Sacrée.

La femelle rugit et sauta près du cadavre de Shin sur lequel le nouveau-né vagissait toujours en gesticulant.

Doués d’une certaine intelligence, ces fauves percevaient d’instinct ce qui était précieux pour leurs adversaires.

Malheureusement, Tep était trop loin pour intervenir et, s’il tentait une quelconque approche, la femelle égorgerait le bébé d’un seul coup de ses longues griffes.

Tep délogea lentement son deuxième poignard de son fourreau et, d’un geste précis, le lança sur la K’tioni. La lame se ficha dans la hanche du fauve qui se penchait déjà au-dessus du nouveau-né.

La femelle se raidit. Le sang coulait abondamment de la blessure profonde. Elle jaugea son adversaire, puis la petite forme gesticulante qui s’égosillait à pleins poumons sur le cadavre de sa mère.

Tep dégainait déjà sa dernière lame. Il leva de nouveau le bras mais, au lieu de lancer son arme, il se mit soudainement à hurler.

Un long hurlement guttural, féroce et impressionnant.

La femelle K’tioni fit un pas en arrière et rugit à son tour, plus sous la douleur de la blessure provoquée par son mouvement que pour effrayer son adversaire.

Tep avança précautionneusement tandis que le fauve tentait d’ôter la lame incrustée dans sa chair meurtrie avec des coups de patte désespérés, tout en tournant sur lui-même. Arrivé près du bébé, il se baissa sans perdre la femelle K’tioni des yeux, prit délicatement le petit corps fragile et se redressa.

Le fauve, voyant sa proie lui échapper, donna un dernier coup de patte sur le poignard fiché dans son corps, qui se brisa net, grogna puis décampa en boitant.

Hors de danger, Tep esquissa un sourire victorieux. Ses yeux trahissaient une fierté sans nom. Il analysa la situation d’un rapide coup d’œil. Le K’tioni mort devait être éloigné d’ici, sinon il attirerait les charognes qui s’occuperaient ensuite des cadavres humains. Bien que Tep ne portât pas Dun et Shin dans son cœur, le couple avait tout de même droit à une cérémonie d’adieu décente pour lui permettre de voyager en toute sérénité dans le monde antérieur. Le monde de Xibalba.

Tep reposa le nouveau-né sur le corps sans vie de sa mère, puis il traîna le K’tioni déjà raide le long du chemin qui descendait la montagne. Là, un précipice déboulait sur une végétation dense et sombre. Il fit basculer le fauve qui dévala la pente dans un nuage de poussière.

Il construisit rapidement un travois grâce auquel il descendrait les cadavres de Shin et de Dun jusqu’au carrefour des Trois Esprits. car il n’avait pas le droit de se trouver si près de la grotte du Gardien de la montagne Sacrée, aussi allait-il devoir mentir.

Il fit deux voyages pour descendre les corps.

Enfin, satisfait, Tep se frotta les mains, puis les passa sur son front moite. Il pouvait rentrer à la montagne du Soleil, retrouver son clan.

***

Ix Chel jeta une bûche dans le feu qui crépita, puis elle s’accroupit et se balança d’avant en arrière, le regard perdu dans les flammes renaissantes.

– Que cherches-tu à me dire ? marmonna à l’adresse de la flambée la vieille sorcière du clan des armuriers du peuple K’awil.

Elle cracha et se redressa en grimaçant de douleur. Ses articulations rouillées lui rappelaient son âge avancé. Dans une tasse en terre, elle versa un peu d’eau fraîche. Elle en but une gorgée avant d’y ajouter une pincée d’un mélange de diverses plantes séchées et pilées qu’elle touilla avec son index. De nouveau près du feu, elle posa la tasse sur une pierre chaude puis s’installa en rassemblant ses fourrures les plus épaisses autour d’elle. Elle logea sa pipe entre ses lèvres et l’alluma en tétant énergiquement. Une fumée bleue roula jusqu’au plafond et s’étala en un épais nuage. La vieille sorcière avait fermé la trappe d’évacuation pour être entourée de cette brume odorante. Elle attendit quelques minutes puis la rouvrit juste ce qu’il fallait pour qu’un peu d’air frais s’infiltre à l’intérieur de sa caverne.

Elle attrapa sa tasse tiède et avala son contenu d’un coup. Le breuvage nappa ses muqueuses d’une douceur sucrée avant de glisser dans son estomac. Il se propagea rapidement dans son sang, lui procurant un vertige. Les effets n’allaient pas tarder. Son corps se refroidirait vite, aussi elle s’enveloppa de ses peaux soyeuses malgré la chaleur ambiante.

Les flammes baissaient en intensité. Bientôt ne resteraient que des braises rougeoyantes qui onduleraient de chaleur et hésiteraient à s’éteindre totalement. Pour le moment, le feu se brouillait, laissant parfois apparaître d’étranges visages peints en blanc.

Ix Chel tira une dernière bouffée de sa pipe, souffla la fumée sur ces visions encore éphémères et incertaines, et la posa sur une pierre plate. Elle se laissa envahir par l’effet du tabac mélangé aux herbes à visions. Ses doigts serrèrent la première fourrure contre son torse.

Les flammes crépitèrent.

La vieille sorcière ferma les yeux, la respiration lente, mais mesurée. Son esprit se détacha de son corps et s’évada par l’aération entrouverte. Il vola un instant au hasard et se retrouva soudain au cœur de la montagne Sacrée.

Un lieu sombre et silencieux.

Aucune vie humaine.

Elle ne capta que les esprits des Anciens, qui avaient façonné la montagne Sacrée, et celui de son gardien, le W’amu, apparu mystérieusement un peu plus de trente ans auparavant.

Une étrange lueur se mit à briller dans le noir. Une lueur rouge qui palpitait tel un cœur à l’air libre. Le cœur grossit jusqu’à atteindre la taille d’un adulte puis se multiplia.

Ix Chel frissonna.

Ces lueurs rouges symbolisaient des étrangers.

Puis une autre lueur apparut.

Blanche.

Vibrante.

Un K’awil !

La vieille sorcière se figea.

Voltàn ! Cette lueur blanche appartenait bien à Voltàn.

Ix Chel en fut déroutée. Des étrangers et Voltàn se trouvaient au cœur de la montagne Sacrée ? Elle n’y comprenait rien.

La sorcière secoua la tête, déboussolée.

La lueur blanche s’intensifia puis disparut.

Tout était de nouveau sombre.

L’esprit de Ix Chel réintégra son corps.

Elle ouvrit les yeux, regardant sans les voir les braises qui chuchotaient en mourant, les pensées tournées vers sa vision.

Elle se recroquevilla dans ses fourrures, tel un fœtus dans le ventre de sa mère. Quand elle ne comprenait pas immédiatement ce qu’elle voyait, elle se trouvait soudain bien plus vieille. Pourquoi Voltàn reviendrait-il ? Il était parti, il y avait plus de seize ans, à la mort de son épouse, Yon, pour le monde des T’surs, laissant Shin et Neï derrière lui à la charge de Luv’ku, leur grand-mère maternelle. Et qui étaient ces étrangers avec lui ? Des T’surs ?

Ix Chel grimaça. Non, décidément, cette fois elle avait du mal à interpréter sa vision. Mais une chose était certaine. Cela ne présageait rien de bon. Des événements allaient perturber la tribu. Très prochainement.

La vieille sorcière sentit ses paupières se fermer. Elle résista au sommeil qui l’arrachait à sa conscience. Elle voulait comprendre.

Alors elle résista…

Résista…

Résista encore…

Et sombra.

Chapitre 1

De loin, la montagne du Soleil où avait élu domicile le peuple K’awil ne trahissait aucun indice de vie. Une montagne ordinaire composée de terrasses et de cavernes, dont les parois striées offraient des teintes variées, du mauve au rose ou de l’ocre orangé à l’ocre brun. Mais une fois sur le seuil des premières grottes, on découvrait dans les profondeurs un lieu féerique tout en labyrinthes et en lumière. Le cœur de la montagne du Soleil était baigné d’une luminosité constante grâce aux patchworks d’obsidienne qui tapissaient les parois à certains endroits stratégiques. Ces miroirs minéraux reflétaient à la fois les rayons du soleil qui se faufilaient par des failles et les nombreux foyers entretenus sans relâche pour chasser l’humidité permanente.

Un des sept clans constituant le peuple K’awil, le clan des agriculteurs, se secouait des derniers voiles de sommeil. Le soleil effleurait à peine l’est que déjà des hommes, des femmes et même des enfants, supervisés par leur chef, Lik, s’activaient pour les ultimes préparatifs en vue de leur déménagement au camp d’été. Des pots s’entassaient, parfois en équilibre, ainsi que des vêtements, de la nourriture, des jarres d’eau. Tout ce dont chacun avait besoin pour le voyage et les six longs mois à venir loin de la montagne du Soleil.

L’effervescence enflait petit à petit et un bruit sourd, tel un bourdonnement, se répercutait sur les parois jusqu’à atteindre le foyer du clan de Luv’ku, le clan des armuriers, perturbant le sommeil de Neï.

La jeune fille grogna de mécontentement. Elle se tourna vers la roche et remonta la fourrure jusque sur son front.

– Tttttt, debout, paresseuse !

La couverture vola.

– Grand-mère ! Rends-moi ma couverture ! s’indigna Neï.

– Aurais-tu oublié qu’il te reste beaucoup de choses à préparer pour ton départ avec le clan de Lik ?

– Laisse-moi dormir encore un peu, supplia Neï. Je ne suis rentrée qu’hier soir et, pour la première fois depuis des jours, je peux enfin me reposer.

Elle se frotta les paupières encore alourdies de sommeil et ajouta en ronchonnant :

– J’ai passé quatre lunes à étudier l’écriture dans le clan d’Aru et deux autres à manier les armes dans le clan de Nyo.

– N’essaie pas de m’amadouer, jeune fille, gronda la voix rocailleuse. Shin n’est pas là et je dois veiller à ce que ton départ se déroule comme prévu.

À l’évocation de sa sœur, Neï se réveilla tout à fait et s’agenouilla sur sa couche.

– Tu crois que le bébé est arrivé ?

Luv’ku sourit, mais ne répondit pas.

– File te laver et reviens vite que je te coiffe.

Neï enfila sa tunique aussi brune que son épiderme et partit en maugréant. Elle traversa le clan de Daj, le clan des tanneurs, où elle inspira profondément l’odeur particulière des peaux, puis le clan de Yun, celui des souffleurs de verre, où une chaleur étouffante lui rougit le front, mais elle resta un moment à s’émerveiller devant les femmes qui façonnaient le verre avec une incroyable dextérité. La jeune fille les quitta à contrecœur. Une fois à l’extérieur, elle cligna des yeux sous la lumière vive et respira, en souriant, l’air déjà tiède du printemps. Elle contourna le groupe des élèves du clan de Bij, le clan des tailleurs d’obsidienne, qui écoutaient attentivement l’explication sur le processus de la taille de ce minéral d’un noir profond. À l’entrée de la montagne vivait le clan de Nyo, le clan des chasseurs et des guerriers, tandis qu’au plus profond des cavernes se tenait celui d’Aru, le clan des scribes.

Les sept clans qui composaient le peuple K’awil possédaient chacun une spécialité, mais chaque membre devait être polyvalent, tout particulièrement les hommes qui évoluaient dans cette société matrilinéaire[1]. Dès qu’ils s’unissaient, ils intégraient le clan de leur épouse et devaient donc s’adapter à n’importe quel foyer.

Neï trotta sur la corniche qui séparait les maisons troglodytes du vide, puis descendit jusqu’à la petite cascade qui dévalait vers un arbre tordu dont les racines baignaient dans une piscine naturelle. Là, elle s’aspergea le visage, se frotta la nuque, les bras et les pieds – sa peau très mate luisait sous le soleil déjà puissant –, puis lissa ses cheveux vers l’arrière. Elle n’avait qu’une hâte : achever la dernière étape de l’Argynnis, le rite du papillon, qui lui permettrait d’entrer dans le monde des adultes, et ne plus avoir à enrouler sa chevelure sur sa tête en une savante coiffure. Cet ultime rite s’appelait l’imago.

Enfin propre, Neï se redressa. Elle fixa un instant le paysage. Des montagnes arides à perte de vue. Mais derrière la montagne du Soleil, à l’est, au bout de quelques heures de marche, après avoir contourné une partie de la montagne Sacrée, se cachait une étendue verdoyante bordée par un fleuve-serpent et protégée par la muraille de la forêt : le camp d’été où s’installerait le clan de Lik, clan des agriculteurs, pour six mois, afin d’y cultiver les céréales nécessaires pour l’hiver.

La jeune fille respira un grand coup et rebroussa chemin.

– Neï ! Presse-toi un peu ! héla sa grand-mère.

Neï courut la rejoindre et s’assit à même le sol. Luv’ku démêla la longue chevelure aussi noire que le charbon.

– J’aurais bien aimé voir ma sœur avant de partir.

– Ta sœur ou le bébé ?

– Les deux… Mais oui, surtout le bébé, avoua Neï. Quand je le verrai, il aura déjà près de six mois.

– Non, Shin te rejoindra dans trois mois, quand son bébé sera en mesure de voyager.

Neï haussa les épaules.

– Quelque chose d’autre te tracasse et tu n’oses pas me le dire, fit remarquer Luv’ku.

La jeune fille hésita un instant et se lança :

– Je trouve stupide d’apprendre l’agriculture !

– Nous y sommes donc, gloussa sa grand-mère. Tu sais très bien que tu n’y vas pas que pour ça, voyons. Ix Chel doit remplacer la sorcière du clan de Lik au camp d’été. La pauvre, après sa chute, ne peut pas accomplir un tel voyage. Et comme ton imago approche, seule la sorcière de ton clan peut être à tes côtés pour t’aider à franchir cette dernière étape, qui fera de toi une femme.

– Au moins, Jynx sera là lui aussi pour la cérémonie d’acceptation ! dit Neï, alors que les battements de son cœur s’accéléraient soudain.

Elle ressentait pour le jeune homme, adopté par Luv’ku à la mort de ses parents, une profonde tendresse. Elle le considérait comme son frère et une intense complicité les unissait. Absent depuis plusieurs semaines pour accomplir son imago, Jynx lui manquait terriblement.

Neï secoua la tête pour chasser ces pensées. Les coquillages tintèrent et s’entrechoquèrent contre les os et les bois qui ornaient sa coiffure. Quelques plumes lui chatouillèrent les joues.

– Je commence par quoi ? demanda-t-elle en se levant.

– Par le petit déjeuner. On ne travaille pas le ventre vide.

La jeune fille regarda tendrement sa grand-mère, toujours soucieuse du bien-être de ceux qui l’entouraient. Elle fila vers le renfoncement de la caverne où elle trouva une poignée de pignons de pin et une autre de baies séchées qu’elle enfourna dans ses poches. Elle prit aussi une galette de maïs qu’elle dévora.

– Che chuis prête, dit-elle, la bouche pleine.

– Alors rassemble tes affaires et va aider le clan de Lik. Ensuite, viens m’embrasser. Oust !

Neï s’activa auprès de ceux avec qui elle allait apprendre l’agriculture. Dah, fille de Lik, une jeune femme à peine plus âgée qu’elle, la guida avec beaucoup de patience. Le temps passa très vite et lorsque, en milieu de matinée, Lik donna le signal du départ, plus rien ne traînait dans les grottes du clan.

Une femme, un bébé accroché à son sein, se présenta devant la chef, l’air soucieux.

– Tep n’est pas rentré de sa chasse d’hier… annonça-t-elle.

Lik afficha un visage agacé.

– Eam, nous ne pouvons retarder notre marche. Ton époux nous rejoindra. Il faudra lui rappeler qu’il est agriculteur et non chasseur !

La jeune femme voulut protester mais se tut finalement devant l’air sévère de la chef.

Neï observa Eam du coin de l’œil. Sa soumission l’exaspérait, aussi elle détourna son attention. Elle alla embrasser Luv’ku, mit son sac de peau en bandoulière, cala ses outils sous le bras et suivit les hommes et les femmes qui transportaient une montagne d’ustensiles sur leur dos, tandis que les enfants se partageaient l’eau et la nourriture.

Il fallut tout d’abord traverser l’intérieur de la montagne du Soleil, dont les grottes inhabitées, aux roches rondes et harmonieuses, dénuées d’obsidienne, étaient striées par l’érosion. S’infiltrant par des crevasses, la lumière du soleil y créait des camaïeux d’ocre rouge, tels des drapages suspendus. Après une heure de marche souterraine, ils débouchèrent sur le versant nord-est de la montagne. Le plus dur restait à faire. Escalader, descendre des chemins abrupts, contourner par le sud la montagne Sacrée, traverser une partie de la forêt et enfin arriver au bord du fleuve-serpent.

Ce trajet pénible était une vraie promenade pour Neï. Agile, elle sautait et courait malgré son fardeau. Heureuse de se dépenser enfin, elle en profitait aussi pour s’isoler. D’autant que c’était son dernier voyage en tant qu’enfant. Quand elle reviendrait, elle serait adulte. Sauf si elle échouait à la dernière étape de l’Argynnis… Neï se mordit l’intérieur des joues. J’ai réussi la première étape, la nymphose, pourquoi raterais-je l’imago ? Je réussirai. Point !

Pour évacuer ses doutes de son esprit, Neï s’arrêta un moment face au paysage grandiose qui l’entourait.

Au sud-est, des plateaux et des pics s’étendaient à perte de vue dans un désert semi-aride.

Derrière elle s’élevait la montagne Sacrée, en forme de casquette géante retournée, cerclée en partie par la dense forêt qui protégeait le peuple K’awil de toute invasion.

À l’est ondulait le fleuve-serpent, baptisé par la tribu le fleuve Émeraude. Ses rives s’ornaient de verdure tendre, et il s’étalait devant ce monde désertique telle une oasis. Les champs encore en jachère qui le bordaient égayaient les pieds des hauts plateaux arides.

Un petit paradis qui procurait au clan baies, gibier et récoltes de céréales indispensables à l’hiver rigoureux passé dans les habitations troglodytiques.

Après six heures de marche, le clan de Lik était arrivé sur les rives du fleuve Émeraude. Des cabanes les jalonnaient, faites de pierres, d’argile et de branchages, et pourvues de larges terrasses sur lesquelles le clan se réunissait pour travailler ou discuter. Le camp d’été était délimité par de nombreuses fleurs-soleil, plantées régulièrement en un arc de cercle parfait, dont les tiges étaient hautes comme un enfant de dix ans. À la tombée de la nuit, elles restituaient la lumière du soleil emmagasinée dans la journée. Le savoir combiné du clan des souffleurs de verre pour le cœur de la fleur et de celui des tailleurs d’obsidienne pour les pétales avait créé cette ingénieuse invention qui fascinait Neï depuis toute petite.

Avisant l’atelier de sa sœur Shin, où celle-ci confectionnait ses lames et ses pointes de flèche, la jeune fille s’y précipita. Elle y dormirait tout le temps de son apprentissage. Avant que la nuit ne s’installe, elle s’occupa de nettoyer les lieux, puis rangea les affaires qu’elle avait emportées.

Neï finissait de disposer les couvertures de peau sur la natte lorsque Luv’ku pénétra dans la hutte.

– Grand-mère ! s’exclama la jeune fille. Que fais-tu ici ?

Voyant le visage blême de la vieille femme et les plis autour de sa bouche plus profonds que d’habitude, Neï se raidit. Luv’ku s’approcha en titubant, puis tendit les bras en les ouvrant largement.

– Tep est arrivé peu de temps après votre départ, dit-elle alors d’une voix chevrotante. Il nous a annoncé une très mauvaise nouvelle.

Neï resta de marbre, attendant d’autres explications qui ne venaient pas. Sa grand-mère baissa les bras et s’arrêta à deux mètres d’elle.

– C’est le bébé ? interrogea Neï d’une voix tremblante.

Mutique, Luv’ku baissa les yeux. Deux larmes s’écrasèrent sur sa tunique blanche. Elle fit subitement demi-tour pour sortir de l’atelier, puis revint avec un paquet gesticulant qu’elle déposa dans les bras de la jeune fille.

– Voilà ta petite nièce, Sih.

Neï fronça les sourcils. Luv’ku ne lui laissa pas le temps de poser une question :

– Ta sœur et Dun sont morts. Tep a découvert leurs corps au carrefour des Trois Esprits.

Neï tenta d’avaler sa salive, mais son larynx semblait avoir gonflé d’un coup et elle s’étrangla. Les couleurs s’évaporaient de son visage. Le bébé se mit à pleurer, la ramenant à la réalité. Des rides de tristesse strièrent son front. Luv’ku lui tendit la main. Elle s’y accrocha, tel un naufragé à sa bouée.

– Comment sont-ils morts ?

– Un K’tioni.

– Où sont-ils ?

– Tep les a traînés dans une grotte pour ne pas qu’un autre fauve les dévore, mais il ne pouvait pas les ramener tout seul. Un groupe est parti les chercher pour la cérémonie d’adieu.

Neï posa les yeux sur sa petite nièce qui pleurait toujours, le visage rouge.

– Qui va la nourrir ?

– Je ne sais pas encore. Elle doit rester près de toi ; dans le clan de Lik, plusieurs femmes ayant des bébés pourront lui donner le sein.

– Ce qui veut dire que Sih sera adoptée…

Luv’ku soupira.

– Jusqu’à son sevrage, oui. Ensuite, tu pourras t’en occuper. Je suis désolée, ma chérie. Nous n’avons pas le choix, c’est la coutume de notre peuple, ajouta-t-elle en voyant le visage chagriné de sa petite-fille.

Elle se tut un instant, puis reprit :

– Le foyer de ta sœur te revient.

La jeune fille regarda la vieille femme, ses yeux se voilant d’un flot de larmes qu’elle essuya rageusement. Sans ménagement, elle rendit le bébé à sa grand-mère et attrapa son arc avec la ferme intention de quitter le camp et de s’isoler quelques heures.

– Non, Neï… Tu ne peux pas partir maintenant, la retint Luv’ku. La cérémonie d’adieu doit se faire cette nuit. Ensuite, il faudra que je retourne à la montagne du Soleil.

Neï serra si fortement les mâchoires que ses dents grincèrent. Elle avait tant besoin d’être seule pour supporter son chagrin.

Chapitre 2

Dans la fosse creusée à cet effet, au centre du camp, un brasier gigantesque s’élevait. Les femmes s’affairaient autour de récipients de terre larges et creux, dans lesquels elles disposaient divers légumes qui agrémenteraient le repas cérémoniel, tandis que les hommes les plaçaient aux abords du feu pour les maintenir au chaud.

Neï regardait tout ce remue-ménage, comme détachée. Dah, fille de Lik, avait bien tenté de la consoler, mais elle avait vite abandonné face à son mutisme.

Les corps des défunts, lavés et préparés avec soin, étaient installés sur une énorme pierre plate. Neï les avait longuement embrassés, suppliant les esprits pour qu’ils se réveillent, mais leur peau durcie et glacée par la mort lui avait finalement ôté tout espoir.

Personne ne toucherait aux corps tant que la jeune fille ne donnerait pas son autorisation. Aussi une certaine impatience régnait autour du feu.

– Mon enfant, murmura Luv’ku en posant sa main sur la tête de sa petite-fille, il est temps, sinon leur esprit risque de s’envoler pour toujours.

– Je sais, grand-mère, mais c’est la dernière fois que je les vois…

– Oui, je comprends. Comprends à ton tour qu’ils seront toujours en toi.

Neï tenta de sourire. Sourire qui se transforma en grimace.

– C’est injuste…

– Je suis d’accord avec toi, mon enfant.

– Tu ne peux pas comprendre, lança soudain Neï, moi je n’ai ni père ni mère… et maintenant, je n’ai même plus de sœur ! ajouta-t-elle dans un souffle.

– Crois-tu que je ne souffre pas d’avoir perdu ma fille Yon et aujourd’hui ma petite-fille ? rappela sa grand-mère.

– Pardon…

– Et je suis là, moi…

Neï ouvrit puis referma la bouche : Tep, uni à Eam, fille du clan de Lik, s’approchait. La jeune fille n’avait jamais compris pourquoi elle trouvait cet homme antipathique alors que beaucoup l’admiraient. Elle le voyait fourbe, hypocrite et intéressé. D’instinct, depuis toute petite, Neï s’en était méfiée. Elle faisait tout pour l’éviter. D’ailleurs, sa sœur ne concluait jamais d’affaire avec lui. Ou rarement, pour des pointes de qualité.

Ce soir, Neï le trouvait encore plus mielleux qu’à l’accoutumée. Elle secoua la tête intérieurement. La souffrance d’avoir perdu Shin et Dun faussait ses perceptions. Lui aussi devait souffrir d’avoir fait cette affreuse découverte. Elle se composa alors un visage avenant pour ne pas le froisser.

– Je suis profondément désolé, commença Tep, les yeux rivés sur ses pieds. Ta sœur était si… exceptionnelle ! Je perds des êtres chers.

Luv’ku haussa un sourcil. Neï frémit. Qu’est-ce qu’il racontait ? Il n’y avait aucun lien entre eux !

– Eam propose de s’occuper du bébé… jusqu’à son sevrage, bien entendu. Notre fils n’a que six mois et elle a encore du lait.

Tep inspira longuement avant de poursuivre :

– Eam se fait un devoir de prendre Sih en charge tant que tu le désires.

Neï avait envie de hurler qu’elle refusait. Jamais sa petite nièce n’irait dans son foyer !

– C’est une très bonne idée et un bon geste de la part d’Eam, accepta Luv’ku, au grand désarroi de sa petite-fille. Sih sera très bien en compagnie de ton fils.

L’homme sourit.

– Nous évoquerons ta proposition lors du prochain conseil. Pour l’heure, occupons-nous de la cérémonie d’adieu, ajouta Luv’ku.

Elle embrassa sa petite-fille sur le front et entraîna Tep à sa suite. Neï les suivit du regard jusqu’à les perdre de vue, puis elle s’éloigna des deux corps sans vie, signifiant ainsi au clan qu’elle en autorisait la découpe. Elle respira profondément en levant la tête vers les étoiles, le cœur lourd et les yeux voilés de larmes. Il lui restait une bonne heure devant elle avant la cérémonie d’adieu. Juste le temps d’exécuter le rituel de purification pour accepter l’esprit de sa sœur. Jamais elle n’avait eu à le faire, mais sa grand-mère lui en avait enseigné les rudiments, ainsi que les plantes à utiliser.

Elle traversa le camp en traînant les pieds. L’obscurité ne l’effrayait pas, bien que la nuit ait enveloppé le paysage d’un linceul noir, appuyant encore un peu plus sur sa douleur. La hutte de purification se trouvait à quelques mètres, mais Neï eut l’impression de marcher des heures, et evant la tenture qui servait de porte, elle hésita un court moment puis se décida à entrer.

Tout était prêt.

Le feu crépitait et une odeur suave flottait, s’accrochant à ses cheveux qu’elle avait eu exceptionnellement le droit de détacher.

Neï s’installa en tailleur sur une peau, après avoir ôté ses vêtements. Elle fixa les flammes qui dansaient et apportaient un semblant de vie sur les roches autour d’elle. Comme dans un rêve, elle se laissa guider par les souvenirs logés au fond de sa mémoire. Sa main se posa sur le récipient de terre à ses côtés. Ses doigts fouillèrent pour en sortir une pincée de feuilles séchées qu’elle logea sous sa langue. Sa salive augmenta immédiatement. Elle l’avala par petites gorgées. Puis, avec précaution, elle extirpa cinq pierres du foyer pour les asperger d’eau. Une vapeur dense s’éleva, parfumant l’intérieur.

Neï toussa en se frottant les paupières. Elle chanta à voix basse. Une simple litanie répétitive. Il lui semblait que les murs se mettaient à onduler. La jeune fille sourit, détendue. Elle s’allongea sur le dos, les bras sur sa menue poitrine, ses cheveux recouvrant son ventre. Elle attendit que les esprits la soulagent du poids de la tristesse pour qu’elle puisse assister au banquet sans flancher. Après cela, elle pourrait donner libre cours à son chagrin.

Elle ferma les yeux.

Confiante.

Une goutte d’eau tomba sur son front. Vivement, elle se redressa. Les flammes avaient laissé place aux braises rougeoyantes.

Combien de temps était-elle restée ainsi ?

Elle sonda son cœur. Il était aussi léger qu’une plume.

C’était bon signe. Neï se rhabilla et quitta la hutte en pressant le pas. Elle voulait embrasser sa petite nièce avant d’assister à la cérémonie d’adieu. En arrivant devant la porte du foyer d’Eam, elle frappa trois coups.

– Oui ? répondit une voix douce.

– C’est Neï… Je voulais…

– Entre.

La jeune fille referma doucement la porte derrière elle, mais resta immobile, ne sachant quelle attitude adopter. Eam était assise sur une fourrure et tenait Sih contre son sein.

– Viens près de moi, invita-t-elle. Elle finit de téter.

Neï s’agenouilla près de la nourrice et quand ses yeux se posèrent sur la petite tête chevelue, son cœur se serra.

– Elle est très belle, dit Eam en caressant les doigts minuscules du nouveau-né. Et c’est une goulue.

Neï écoutait, sans répondre, comme si les paroles lui parvenaient avec un temps de retard.

Eam poursuivit :

– Je ne serai que sa nourrice. Tu viens la prendre dès que tu le souhaites.

Elle écarta son sein des lèvres du nouveau-né et se recouvrit. Après avoir essuyé la bouche bordée de lait, elle tendit le bébé à Neï. La jeune fille le prit délicatement et le cala contre son épaule, une main rassurante sur sa nuque, une autre sous ses fesses. Sih émit un petit rot, couina et replia ses jambes contre son ventre.

– Je pense qu’elle risque de faire pipi, dit Eam en tendant à Neï une peau pliée en quatre.

La jeune fille s’en saisit et la plaça dans l’entrejambe du nouveau-né. Elle respira son cou longuement tout en tentant de masquer les larmes qui menaçaient de déborder de ses paupières. Elle se reprit et, après un dernier baiser sur la tempe de Sih, elle la coucha près d’Eam.

– Courage, dit celle-ci, sincèrement affectée par le chagrin de la jeune fille.

Neï la remercia d’un mouvement de menton et s’enfuit en courant jusque sur la terrasse où s’était réuni le clan.

Ils l’attendaient, vêtus de leurs plus beaux atours. Les hommes, le torse nu strié d’une peinture blanche, arboraient fièrement leurs colliers de coquillages. Les plus hauts dans le rang social avaient enfilé des bracelets d’os qui remontaient sur leurs biceps. Leur coiffure hirsute s’ornait de plumes, de bois, de coquillages et d’os. Un bandeau de perles aux couleurs vives ceignait leur front.

La tenue des femmes était plus sobre. Un poncho tressé en fibre de fleur d’ourzau, fermé par des bouts d’os sculptés, recouvrait une longue robe de peau très souple. Quelques plumes s’emmêlaient dans leur chevelure. Elles avaient également des colliers de coquillages ras du cou et une ceinture assortie. Leurs mains et leurs pieds étaient peints en rouge.

Luv’ku et Lik, pour montrer leur statut de chef de clan, ne portaient pas de bijoux. Sur leur tunique rouge qui descendait jusqu’aux genoux s’envolaient une multitude de plumes à chacun de leurs mouvements. Ix Chel, dans sa tunique noire, ressemblait à un esprit.

Neï avait certes assisté à des cérémonies mortuaires, mais elle n’y avait jamais été personnellement impliquée.

Cette fois, on la regardait, la saluait, la caressait. On lui donna la meilleure place, près de sa grand-mère, autour du cercle de danse. Lik embrassa Neï plusieurs fois, les larmes aux yeux, puis s’adressa à Luv’ku :

– Ne t’inquiète pas, je veillerai sur Neï aussi bien que sur ma fille jusqu’à notre retour à la montagne du Soleil.

– Merci, répondit Luv’ku, très émue. Avec Sih, elle est tout ce qu’il me reste de famille.

Lik hocha la tête. Neï détourna les yeux du regard embué de sa grand-mère au moment où le plateau de viandes arrivait. La chef du clan des agriculteurs fit signe aux femmes de servir la jeune fille en premier. Avec une cuillère en os, Neï découpa et préleva un morceau de la cervelle de sa sœur qu’elle plaça sous sa langue pour en apprécier toute la saveur. Elle ingéra ainsi lentement son esprit. Luv’ku l’imita, puis attrapa un quartier de viande dans lequel elle planta ses dents.

Des battements de tambour s’élevèrent. Plusieurs danseurs entrèrent dans le cercle, tandis qu’une boisson à base de lait de racine de tova circulait. En tant que sœur de la défunte, Neï put y tremper ses lèvres bien qu’elle ne soit encore qu’une enfant. C’était amer. Elle grimaça et refusa une nouvelle gorgée. Elle regarda les danseurs évoluer sous ses yeux. Ils tournaient sur eux-mêmes, gesticulant en tous sens.

La musique s’arrêta.

Un autre groupe entra en piste, accompagné par les percussions.

Neï frissonna. Il lui semblait que son esprit se détachait de ce monde pour s’envoler parmi les étoiles et accompagner les défunts.

Une main se posa sur son épaule.

Elle sursauta.

– Il est temps pour toi d’aller à la rencontre du messager de Xibalba. Il te révélera si l’esprit de ta sœur est en paix dans le monde antérieur. Cette nuit, nous tiendrons conseil sur cet événement malheureux.

– Où dois-je aller ?

Luv’ku plongea son regard, où dansaient les flammes du foyer, dans celui de sa petite-fille.

– Le plus simple serait de te rendre sur le lieu de leur mort ou encore dans un endroit que ta sœur affectionnait.

Le cerveau embrumé par le breuvage et la musique entêtante, Neï se concentra sur la phrase de sa grand-mère. Son cœur lui disait de se rendre à la montagne Sacrée, dans la grotte aux écailles, l’antre du W’amu. Un besoin incompréhensible logé au plus profond d’elle-même.

Elle hocha la tête. Ses mains se glissèrent dans celles ridées de Luv’ku. Cette dernière les serra fermement en essayant d’y faire passer tout son amour et toute sa force.

– Je sais que tu y arriveras, assura-t-elle. Tu es courageuse, mon enfant.

– Merci, grand-mère, murmura Neï d’une petite voix mal assurée.

Elle se leva et s’éloigna du cercle cérémoniel en titubant. Tout était flou autour d’elle. Les corps des hommes et des femmes qu’elle croisa sur son chemin ne semblaient être faits que de lumière et de vibrations.

Une fois dans l’atelier de sa sœur, Neï se chaussa et s’habilla plus chaudement. Dans un sac de peau, elle mit deux galettes de maïs et une gourde d’eau. Son arc sur son dos, elle choisit six flèches qu’elle avait fabriquées l’année précédente avec Shin. À ce souvenir, une larme glissa sur sa joue. Elle secoua la tête pour la chasser. Au moment de quitter l’atelier, elle hésita. Elle oubliait quelque chose d’important. Son regard se posa sur une fleur-lune dont le principe était le même que celui de la fleur-soleil, mais elle était plus petite, aisément transportable et emmagasinait rapidement la faible luminosité de l’astre nocturne pour la rediffuser avec la même intensité qu’une torche.

Neï glissa la fleur-lune dans son carquois de peau.

Il était temps de partir.

Après avoir traversé la forêt, elle s’engagea sur la piste de la montagne Sacrée, uniquement éclairée par une ronde lune bienveillante.

Chapitre 3

L’ascension de la montagne en pleine nuit s’avéra difficile malgré l’excellente condition physique de Neï. Son corps, sous l’emprise de la boisson psychotrope, ne réagissait pas comme de coutume. Plusieurs fois, elle glissa, se râpant le visage, les paumes, les jambes, écorchant ses genoux. Sa tête lui paraissait brûlante. Au bord de la crise de nerfs, Neï atteignit le dernier plateau qu’elle devait longer, collée à la paroi de la montagne, pour atteindre la grotte aux écailles. Elle s’arrêta à bout de souffle. Sous un rayon de lune, elle examina ses doigts ensanglantés, puis tenta d’ôter les échardes de pierre de ses jambes.

Un hurlement sinistre lui glaça le sang. Neï se recroquevilla dans un sombre renfoncement. Un K’tioni. Le son provenait du sommet. Le fauve avait dû sentir sa présence. Neï ne put s’empêcher de retenir sa respiration. Ce qui ne servait à rien, car le flair de la bête était redoutable dès qu’il s’agissait d’une nourriture potentielle.

La jeune fille resta un moment tapie contre la paroi en tremblant. Le fauve manifesta son inquiétante présence par trois fois. Puis silence. Prudente, Neï attendit encore. Elle ne voulait pas se frotter à ce dangereux animal, même si elle mourait d’envie de venger Shin et Dun. Quand les chants paisibles de la nuit reprirent, Neï détendit ses jambes toujours repliées sous elle. Ses articulations craquèrent et un engourdissement chatouilla ses veines. Elle constata que l’effet de la boisson psychotrope s’était totalement estompé.

Neï avança avec prudence sur la corniche. La grotte aux écailles ne se trouvait plus qu’à quelques mètres. Encore un effort. Ses doigts se crispèrent sur une aspérité de la falaise alors qu’un profond grognement s’élevait sur sa gauche.

Le W’amu.

Neï se figea.

Pourtant, au fond d’elle, elle savait qu’elle ne risquait rien. Le W’amu qui vivait dans la grotte n’était pas carnivore. Seulement, s’il se sentait en danger, il pouvait devenir hargneux et Neï n’avait nullement envie de se faire découper en morceaux par ses écailles tranchantes !

Elle reprit sa progression à l’écoute du souffle du W’amu qui se répercutait sur les parois de la grotte en un bruit assourdissant. Sur le seuil de l’antre, la jeune fille plissa les yeux pour distinguer la silhouette couchée du monstre et trois autres plus petites blotties contre son flanc. Alors qu’elle s’apprêtait à s’asseoir, le W’amu se leva subitement. De petits cris rauques s’élevèrent aussitôt. Neï frissonna. L’animal était une femelle qui n’accepterait aucun intrus, surtout si l’intrus était un danger potentiel pour sa jeune progéniture.

Le monstre s’approcha d’elle. Éclairée par la lune, son énorme gueule grande ouverte affichait de larges dents carrées, sauf les quatre incisives, aussi fines que des lames de rasoir. Ses petits yeux luisaient d’un feu sauvage tandis que ses naseaux expulsaient un souffle rapide.

– Je ne te veux pas de mal, W’amu, murmura Neï. Je suis juste là pour partager la douleur de ma sœur et…

Un terrible fracas la fit sursauter, l’empêchant de finir sa phrase. Elle se retourna vivement. Juché sur un monticule de pierres, à deux mètres d’elle, était accroupi un K’tioni en position d’attaque. Le W’amu grogna sourdement et s’avança en signe d’intimidation. Neï eut la présence d’esprit de faire un bond sur le côté, évitant que les écailles acérées ne la lacèrent.

Le K’tioni rugit de nouveau, aucunement impressionné par cette masse qui se dirigeait vers lui. Les chances du W’amu, malgré ses écailles, étaient faibles face aux griffes du K’tioni, longues et redoutables comme des poignards, qu’il utiliserait sans hésiter pour lui trancher la gorge et engloutir ses petits… avant de s’occuper de Neï.

La jeune fille se saisit discrètement de son arc. Elle pesa le pour et le contre. Si elle n’aidait pas le W’amu, elle rejoindrait le monde antérieur comme sa sœur. Elle esquissa un sourire amer. Oui, cette éventualité lui plaisait : se laisser glisser dans le tunnel qui mène au monde des âmes en paix et retrouver Shin. Pour ne pas avoir à affronter la vie seule.

Neï frémit. Égoïste ! Et ta petite nièce ? Et Luv’ku ? Elle songea aussi à Jynx et une décharge électrique se faufila entre ses omoplates. Son instinct de survie se manifestait.

Elle se redressa, ses yeux accrochant ceux du K’tioni en un regard sauvage et déterminé.

Le fauve se ramassa sur lui-même, les crocs découverts, tout son poids sur ses membres postérieurs, prêt à bondir.

Alors Neï n’hésita plus. Elle encocha une flèche et banda son arc en un temps record.

Le K’tioni gronda.

Le tout est de bien viser, pensa-t-elle. Si tu rates ton coup, tu es morte…

Le fauve s’élança.

La flèche fila dans un sifflement aigu.

Un long râle sortit de la gorge transpercée du carnivore qui s’effondra lourdement aux pieds de la jeune fille.

Le monstre aux écailles sembla gémir. De soulagement ? De peur ? Neï ne s’en soucia pas. Elle inspira profondément, à la fois fière et terrorisée par ce qu’elle venait d’accomplir. Elle avait sauvé sa peau ! Certes, elle savait se battre et chasser, elle n’avait pas peur de la forêt ni des montagnes et pouvait y survivre comme n’importe quel K’awil, mais c’était la première fois que sa vie n’avait tenu qu’à une flèche.

Le W’amu tourna sa grosse tête vers elle et la renifla bruyamment, puis retourna lentement auprès de ses petits qui couinaient.

Neï s’approcha du corps sans vie qu’elle tâta du bout du pied. Aucune réaction. Outre la blessure mortelle infligée par sa flèche, le K’tioni présentait sur le flanc une plaie profonde qui suintait. Une plaie fraîche dans laquelle apparaissaient les restes d’une lame. La jeune fille fronça les sourcils. Serait-ce le K’tioni qui avait tué Shin et Dun ?

Encore sous l’émotion de l’attaque du fauve, Neï recula et buta contre la paroi de la grotte. Elle se laissa glisser sur le sol, les jambes flageolantes. Ses mains tremblantes posèrent l’arc à ses pieds. Deux grosses larmes roulèrent jusqu’à la commissure de ses lèvres.

L’image de sa sœur s’imposa à son esprit. Dire qu’elle avait failli la rejoindre dans le monde antérieur… Ses doigts grattaient frénétiquement la terre. Ses pensées se bousculaient.

Un chatouillement sur son auriculaire la ramena à la réalité. Une araignée grimpait, sans gêne aucune, sur le dos de sa main.

Cette fois, Neï éclata en sanglots, tout en prenant délicatement l’arthropode dans sa paume. Une araignée. L’esprit du monde antérieur. Elle trouva sa présence réconfortante et de bon augure. Elle la caressa avant de la laisser repartir. L’araignée se précipita dans son trou, sous la terre. Elle retournait dans le monde antérieur avertir Shin que tout allait bien pour Neï.

Du moins, c’est ce que la jeune fille imaginait.

– Viens plus au fond de la grotte. Je veillerai sur toi le temps de ton repos.

Les yeux de Neï s’agrandirent de stupeur. Cette voix s’était immiscée dans son crâne. Elle déglutit péniblement en se demandant si la boisson psychotrope n’agissait toujours pas finalement.

– Tu nous as sauvés. Je te dois une protection infinie.

Neï hésitait entre rire ou pleurer. Elle devenait folle, c’était évident ! Il n’y avait que le W’amu ici ! Mais, d’une, ce monstre gardait la bouche fermée, et de deux… ce n’était qu’un monstre ! Seuls les esprits étaient capables de parler dans votre tête !

– Je suis la preuve qu’il n’y a pas que les esprits qui en soient capables. Ne sois pas obstinée, accepte ce que je suis, même si mes origines ne sont pas très naturelles, et viens te reposer.

Indécise, Neï scruta le fond de la grotte et la masse sombre qui s’y détachait. Un long soupir rebondit sur les parois.

– Ta sœur n’était pas aussi têtue.

– Ma sœur ? s’étrangla la jeune fille. Comment savez-vous que nous étions…

– Vous avez la même odeur.

Vous parliez à ma sœur aussi ?

– Bien sûr. Ta sœur était une humaine très brave. Elle refusait de se servir dans mes écailles sans me donner quelque chose en échange. Nous avions donc trouvé un accord : elle venait pendant mes heures de repas, pour débarrasser ma grotte de mes excréments et de mes écailles mortes, puis elle se servait dans ces dernières pour fabriquer ses pointes de flèche et ses lames. Ainsi ma grotte était toujours propre.

Neï eut l’impression que son cœur se contorsionnait dans sa poitrine tant la souffrance la tenaillait.

– Vous saviez qu’elle était morte ?

Le W’amu soupira de nouveau, tandis que ses petits se remettaient à couiner.

– Ils ont faim.

Le monstre aux écailles se tourna sur le flanc pour libérer les tétines nourricières sur lesquelles les trois gloutons se jetèrent.

– D’ici, je distingue très bien le carrefour des Trois Esprits. J’ai vu les humains transporter les deux corps.

Il y eut un long moment de silence, juste ponctué par les bruits de succion.

– Mais que fais-tu ici, fille de Yon, sœur de Shin ?

Le rite du deuil. Je tenais à être dans l’endroit où ma sœur se ressourçait et qui lui correspondait le mieux.

Elle se leva et s’approcha du monstre aux écailles. À quelques centimètres de la masse couchée, elle s’installa dans un creux de roche. Elle regretta de ne pas avoir sur elle de quoi faire un feu. Elle se traita aussitôt d’idiote. Le W’amu détestait certainement les flammes !

– Par contre, intervint le monstre, comme si Neï avait parlé à voix haute, tu peux utiliser ta fleur-lune. Sa luminosité ne me dérange pas, mais le feu m’effraie. Si tu as froid, installe-toi près de ma tête, je te réchaufferai avec mon souffle. J’ai vu que tu avais conscience du danger que représentent pour toi mes écailles.

– Oui, ma sœur m’a enseigné beaucoup…

Neï se racla la gorge. Plus les heures passaient, plus la douleur de la perte de Shin s’incrustait et l’empêchait d’en parler calmement. De son carquois, elle sortit la fleur-lune qu’elle serra contre son cœur. Une lumière tamisée peignit la roche, les écailles du W’amu brillèrent soudain dans un camaïeu de mauve. Ses petits ne semblaient pas affectés par le phénomène et continuaient de tirer vigoureusement sur les tétines. Une multitude de losanges ressortaient sur leur peau violette, place de leurs futures écailles.

– Ta sœur va bien.

– Comment le savez-vous ?

– L’araignée est venue du monde antérieur pour te rassurer, mais tu étais encore tellement terrorisée par le K’tioni que tu ne l’as pas entendue.

– Oh !… Alors mon rite de deuil est terminé ?

Neï paraissait déçue. Elle pensait que c’était tout autre chose.

Plus long. Plus important.

– Tu vas repartir ?

– Dans un moment. Je suis encore fatiguée.

Le W’amu voulut se lever, mais fut rappelé à l’ordre par les bouches affamées.

– Comme ta sœur vit désormais dans le monde de Xibalba, plus personne ne viendra me voir.

– Si, il nous faut des écailles. Une autre femme armurière…

– Non. Pas une autre femme. J’autorise seulement la fille de Yon, sœur de Shin, à pénétrer dans ma grotte.

Mais oui ! Neï avait profité de l’enseignement de sa sœur. Elle était l’unique membre du peuple K’awil capable de fabriquer des pointes de flèche et des lames en écailles de W’amu, et elle seule pouvait reprendre le flambeau ! Le clan des armuriers verrait sans doute d’un mauvais œil cette activité. En effet, étant la dernière petite-fille de Luv’ku, chef du clan des armuriers, Neï était censée se consacrer principalement à sa fonction future : devenir cheffe. Mais elle connaissait l’ouverture d’esprit de sa grand-mère.

Une autre évidence se propagea dans son esprit.

L’araignée.

Elle était bien le relais entre le monde antérieur et le monde vivant, mais elle symbolisait également l’art. Signe de ce que Neï devait accomplir : tailler les écailles pour les transformer en pointes de flèche et en lames effilées.

– Je viendrai, certifia Neï.

– Bien. Tu n’oublieras pas d’apporter des protections pour tes mains.

Neï hocha affirmativement la tête. Elle se sentait subitement plus légère. Reprendre l’activité de sa sœur prouvait que celle-ci ne la quittait pas réellement, un lien les unissait toujours. Il ne restait plus qu’à avertir le peuple K’awil. Mais Neï avait confiance en leur réaction.

Elle était petite-fille de Luv’ku, fille de Yon, sœur de Shin…

Chapitre 4

La nuit avait cédé la place au matin. En cercle, sur la terrasse, une partie du clan de Lik était réunie et écoutait la proposition de Neï de reprendre l’activité de sa sœur.

Des murmures de protestation s’élevèrent, et assise à droite de sa grand-mère, la jeune fille se tortillait, mal à l’aise.

Lik leva la main pour faire taire le brouhaha qui enflait.

– Nous avons écouté ce que Neï avait à nous dire. À nous de lui exposer les raisons de notre stupéfaction, ainsi que les conclusions du conseil de cette nuit.

Elle invita Luv’ku à parler. La grand-mère de Neï se leva.

Le silence s’installa au moment où Tep toussota et adressa un clin d’œil rassurant à Neï, allant à l’encontre des coutumes. Elle détourna la tête et porta son regard sur Eam qui tenait Sih dans ses bras et la berçait doucement. Elle eut un pincement au cœur face à ce tableau douloureux, sa sœur aurait dû bercer sa petite nièce, non cette femme !

– Shin est morte, annonça Luv’ku d’une voix forte. Neï est donc celle qui me remplacera à la tête du clan des armuriers quand mon tour de rejoindre le monde antérieur sonnera. Ce qui signifie, Neï, fille de Yon, que tu ne peux pas te permettre d’endosser le rôle de ta sœur et d’exercer la fonction d’armurier. Tu auras tout un clan à gérer, et cette tâche est énorme.

Abasourdie, Neï resta un moment la bouche ouverte. Elle se redressa vivement.

– Luv’ku, tu es encore en vie, et il te reste de nombreuses années devant toi. Alors j’ai le temps de reprendre l’activité de ma sœur et de la transmettre à mes enfants s’il le faut !

Nouveaux murmures de protestation. Du regard, Luv’ku fit le tour de l’assemblée.

– Il est vrai aussi, poursuivit-elle, que Neï, fille de Yon, peut exercer cette fonction tout en apprenant le rôle de chef à mes côtés. Cela lui demandera beaucoup d’efforts, mais je sais qu’elle en est capable.

– Et si jamais il lui arrivait malheur ? questionna Tep.

Neï plissa les yeux. Où voulait-il en venir celui-là ?

– Alors le rôle de chef de notre clan reviendra à Sih, fille de Shin.

Ix Chel cracha dans le feu et les flammes crépitèrent. Quand la vieille sorcière voulait se faire entendre, elle agissait toujours ainsi, et tout le monde se taisait instantanément, par crainte de son pouvoir.

– Examinons l’éventualité suivante : Luv’ku n’est plus, Neï disparaît et Sih est trop jeune pour assumer la fonction de chef.

Ix Chel prit une longue pause pour plonger son regard acéré dans celui de Tep.

– Je suppose, reprit la vieille sorcière, que Tep réclame l’adoption d’Eam, fille de Rok’atz, par le clan des armuriers, pour qu’elle accède au rang de la famille de Neï. Elle est orpheline et peut donc y prétendre. Si Luv’ku rejoint le monde antérieur, Eam assurerait, en priorité sur Neï, étant la plus âgée, le rôle de chef par intérim, jusqu’à ce que Sih soit adulte et la remplace.

– C’est une possibilité, en effet, acquiesça Luv’ku. Mais que voit d’autre Ix Chel, fille de Yaj’mum ?

– Rien.

Ix Chel se recroquevilla et ferma les yeux. Signe qu’elle n’en dirait pas plus.

Luv’ku fixa Eam. Lik se leva à son tour.

– Que pense Eam, fille de Rok’atz ? lança-t-elle.

L’intéressée chercha du soutien dans le regard de son mari.

– Je suis prête à adopter l’enfant et à entrer dans le rang de la famille de Luv’ku, fille de Yon’ku, donc à changer de clan, dit-elle finalement d’une voix à peine audible.

Lik hocha la tête.

– Nous consulterons les esprits de nos ancêtres avant de donner suite à ta requête, Eam, fille de Rok’atz.

Luv’ku se tourna vers sa petite-fille.

– Si cette solution convient à Neï, fille de Yon.

Neï ne savait que répondre. Elle était bousculée par des contradictions, mais elle reconnaissait au fond d’elle que ce n’était pas une mauvaise solution, car cela assurerait la pérennité du clan. Malgré tout, elle ferait tout pour qu’Eam ne prenne pas la suite de Luv’ku !

Elle acquiesça donc un peu à contrecœur.

– Ce sujet est clos. Passons maintenant aux révélations de Tep, invita Luv’ku.

Elle inspira longuement, puis poursuivit :

– Des T’surs sont venus sur notre territoire.

Des grognements indignés s’élevèrent dans l’assemblée.

Tep se leva et fit face à Neï, le visage grave.

– Sur le corps de ta sœur, il y avait un objet magique d’origine T’sur.

De sous sa tunique, il sortit le carré coloré et le brandit. L’assemblée poussa des exclamations scandalisées.

– Que faisais-tu au carrefour des Trois Esprits, au pied de la montagne Sacrée ? questionna Neï, une fois que tous se furent calmés.

Tep blêmit.

– J’avais repéré un couple de K’tioni et je le pourchassais…

La jeune fille le fixa avec suspicion.

– Et heureusement que j’étais dans le coin ! ajouta-t-il avec force. Sinon, jamais nous n’aurions retrouvé les corps, la petite Sih serait morte et nous ne saurions pas que les T’surs arrivent avec leur magie !

– Aucune magie, grommela Luv’ku après avoir détaillé le carré en couleurs une fois que Tep le lui eut remis.

Les couleurs avaient déserté ses joues lorsqu’elle avait reconnu Voltàn.

– Ceci est une photographie, ajouta-t-elle d’une voix rauque.

Elle en expliqua le principe devant la majeure partie de l’assemblée abasourdie, celle qui n’avait pas connu les Blancs et leur civilisation.

Ix Chel y jeta un bref coup d’œil et son visage se renfrogna.

– Depuis le Grand Chamboulement, commença-t-elle après avoir craché de nouveau dans le feu, jamais un T’sur ne s’est aventuré sur notre territoire. D’autant qu’il aurait fallu qu’il traverse la forêt sans encombre, une jungle pleine de dangers, sans se faire repérer par nos guerriers en faction, et qu’il grimpe aussi haut sur la montagne Sacrée sans réveiller les esprits… Et quelles seraient les raisons de leur présence ? Et pourquoi, après tant de lunes, les T’surs se permettraient-ils de nous envahir ? Leurs technologies ne sont plus celles d’il y a soixante ans…

– Comment peux-tu le savoir ? lâcha une vieille assise en tailleur derrière Luv’ku.

– Nous sommes encore en vie. Tu étais à peine née, Xaq’ta, lorsque les T’surs ont décidé de nous chasser de nos terres vers le cœur de la jungle, après avoir détruit la quasi-totalité de la forêt pour l’exploiter. Nous avons passé un accord avec eux, juste avant le Grand Chamboulement. Nous savions, selon le calendrier de nos ancêtres, que la Terre notre Mère allait bientôt entrer dans une grande fureur qui détruirait la majorité des T’surs et leurs technologies. Aussi avons-nous négocié avec eux des territoires isolés qui ne les intéressaient pas, leur arrachant la promesse que nous n’aurions plus aucun contact avec eux à l’avenir. Depuis le Grand Chamboulement qui a ravagé leur monde, nous n’avons vu aucun T’sur sur notre territoire.

Neï fronça les sourcils. Elle ne comprenait rien à cette histoire de Grand Chamboulement et encore moins le mot technologie, mais elle garda le silence.

– Cette… photographie, articula Tep d’un air de dégoût, prouve pourtant qu’un T’sur a réussi à s’introduire sur nos terres.

– Il va me falloir consulter les esprits pour résoudre cette énigme, annonça Ix Chel.

Le clan hocha la tête en chœur. Ils affichaient tous un air soucieux.

– Neï, fille de Yon, ne devrait pas se rendre seule sur la montagne Sacrée, fit remarquer Tep. C’est trop dangereux.

– Tu parles beaucoup pour un homme, l’avertit Lik d’un ton sévère.

– Pardon, répondit Tep, piteusement.

– Neï ne craint rien, informa Ix Chel après avoir craché une nouvelle fois dans les flammes. Et puis, les esprits de la montagne Sacrée ont beaucoup de choses à lui dire. Toutefois, c’est à Luv’ku de trancher.

– Grand-mère… supplia Neï.

Indécise, l’ancêtre ne répondit pas tout de suite. Elle sortit sa pipe, bourra le fourneau d’herbes rouges et l’alluma. Une herbe à visions aux effets redoutables pour utilisateurs néophytes, mais tout de même moins puissante que le breuvage de tova dans lequel Neï avait trempé ses lèvres lors du rituel d’adieu. Luv’ku aspira la fumée qu’elle garda longtemps, puis elle expira un nuage orangé.

– Je dois consulter les esprits. Je donnerai ma réponse avant la cérémonie de Kokopelli. Il faut aussi que Neï se prépare pour son imago. Ix Chel en fixera la date rapidement.

Le conseil se dispersa. Alors que Neï s’éclipsait à son tour, sa grand-mère la retint par le bras et la força à s’asseoir près du feu qui s’éteignait. Ix Chel ne détachait pas son regard de la photographie. Tandis que Luv’ku s’installait à son tour, la sorcière cracha puis tendit le cliché à la jeune fille.

Neï hésita à le prendre, un peu effrayée par cet objet provenant des T’surs.

– C’est ton père, lâcha Ix Chel. Et à ses côtés, une femme T’sur.

– Mon… père… bredouilla la jeune fille abasourdie. Mais c’est impossible… Il… il est mort…

Luv’ku soupira.

– Quand ta mère est partie pour le monde antérieur, peu de temps après ta naissance, ton père était tellement anéanti qu’il dépérissait à vue d’œil. Ix Chel a interrogé les esprits qui confirmèrent qu’il voulait quitter notre peuple pour oublier son chagrin. Lorsqu’il a pris la décision d’explorer le monde des T’surs, nous ne l’avons jamais revu.

– Il était dans une de mes visions, la nuit de la mort de ta sœur, avoua la vieille sorcière. Il y avait plusieurs lueurs rouges palpitantes et, parmi elles, une unique, blanche, représentant Voltàn. Il semblait se trouver en compagnie de T’surs au cœur de la montagne Sacrée. Seulement, je suis incapable de dire quand se situe cette vision.

– Je ne comprends pas pourquoi ma sœur avait cette photo sur elle ! Mon père serait-il de retour ? Répondez-moi ! cria Neï.

Les deux femmes hochèrent la tête en signe d’impuissance. La jeune fille fourra rageusement la photo dans sa tunique, tourna les talons et descendit de la terrasse.

Elle marcha un moment sans trop savoir où aller. Autant de nouvelles en si peu de temps… cela avait de quoi lui chambouler le cœur !

Une ombre se dessina sur le sol. Neï leva le visage vers le ciel. Un K’ya tournoyait en poussant de petits cris perçants. Il plana un moment, puis piqua vers la jeune fille qu’il frôla du bout de son aile gauche. Quand il remonta, la puissance de son ascension provoqua un tourbillon d’air qui ébouriffa Neï, lui rappelant que sa chevelure était toujours détachée dans son dos. En passant la main sur sa tête pour se recoiffer, ses doigts agrippèrent une longue plume blanche. Un don du K’ya…

Que pouvait signifier ce présage ?

Neï ne quitta pas des yeux le K’ya jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la montagne Sacrée. Ces oiseaux la fascinaient. Dotés d’une envergure impressionnante, ils incarnaient la force. De longues oreilles poilues leur donnaient un air doux malgré tout, comme la pureté de leur plumage d’un blanc duveteux et leur étrange fourrure ventrale. Certains de ces oiseaux quasi mythiques avaient été le totem d’anciennes grandes chefs-shamanes K’awils. Mais cela restait rarissime.

La jeune fille accrocha soigneusement à sa tunique ce cadeau tombé du ciel. Une fois adulte, elle serait autorisée à l’incorporer à ses coiffures.

Mais elle demanderait conseil à Ix Chel. La caresse d’un K’ya était exceptionnelle.

Chapitre 5

Neï devait se débarrasser des affaires de sa sœur, mais elle ne pouvait s’y résoudre, trop de souvenirs y étaient attachés, alors, indécise, elle tourna et vira un moment dans l’atelier, revoyant les gestes de Shin lors de la conception de nouvelles pointes de flèche avec les écailles du W’amu.

Une sourde tristesse gonfla son cœur.

Par la porte ouverte lui parvenait la vie du camp d’été. Les enfants jouaient, les femmes chantaient tout en triant les semences à planter et les hommes travaillaient d’ahan pour réparer le système d’irrigation.

La vie.

Même le soleil se manifestait en s’infiltrant par tous les interstices de l’atelier, se mêlant à la poussière qui voletait.

Luv’ku séjournerait au camp d’été jusqu’à la cérémonie de l’adoption d’Eam par le clan des armuriers, si les esprits étaient favorables, puis elle rejoindrait la montagne du Soleil. Le départ de sa grand-mère déchirerait le cœur de Neï, elle resterait alors seule avec Sih…

Ses journées seraient bien remplies car elle devait aider Dah dans son travail aux champs. Neï soupira. Elle ne pourrait pas s’éclipser aussi souvent qu’elle le souhaiterait pour préparer des pointes de flèche, rendre visite au W’amu ou réfléchir à ce qu’elle venait d’apprendre sur son père.

Son chapeau de paille sur la tête, Neï sortit de la maison. Dah l’attendait, un sac rebondi à la main.

– Presse-toi un peu, l’encouragea-t-elle gentiment. Nous devons planter ces graines avant la descente du soleil.

Elle tendit à Neï une énorme spatule en os qui lui servirait à creuser des sillons dans la terre sèche. Les hommes avaient préparé le sol et une bonne partie des femmes du clan se trouvaient déjà sur place, à arracher les quelques dernières mauvaises herbes, bêcher ou commencer l’ensemencement de la terre fertile. Les enfants participaient à ce grand rituel du mieux qu’ils pouvaient tout en riant et gambadant.

La région était aride, mais ici s’étalait une terre riche et rafraîchie par le profond fleuve Émeraude. Par d’ingénieuses constructions, les hommes du clan avaient réussi à canaliser l’eau jusqu’aux champs parfaitement délimités pour les cultures, et, dans ce petit coin de paradis, poussait une verdure tenace, alimentée par une chute d’eau issue de la montagne Sacrée qui, après quelques méandres, offrait même le luxe d’une piscine naturelle encadrée par des roches orange.

Pour Neï, la journée se déroula ainsi : creuser, planter, tasser, arroser… encore et encore.

Elle ne vit pas le temps passer, totalement accaparée par son travail et obnubilée par ses pensées, tandis que Dah ne cessait de bavarder, et plus Neï s’enfermait dans son mutisme, plus sa voisine parlait. De tout et de rien.

– Si je peux t’aider en quoi que ce soit, n’hésite pas, dit Dah.

Quand cette phrase parvint à atteindre le cerveau de Neï, celle-ci sentit ses tripes se nouer. À la dérobée, elle observa la jeune fille courbée qui plantait soigneusement les graines ovales et jaunes, sa silhouette ronde et son regard doux. Tout ce qui émanait d’elle était gentillesse et bonté.

– Merci, répondit Neï simplement.

Dah sourit en se redressant.

– Merci à toi d’accepter mon aide.

Neï fut surprise.

– Pourquoi refuserais-je ?

Dah rougit.

– Je craignais que tu me rejettes, avoua-t-elle au bout d’un moment.

– Je ne comprends pas.

Dah soupira.

– Tu es une jeune fille très impressionnante, tu sais. Pleine d’assurance. Tu dégages une grande force et je t’admire pour cela. Seulement… parfois… il te suffit juste d’un regard pour décourager le plus hardi.

– Mon regard ? répéta Neï, abasourdie par ces révélations.

– Oui, ton regard, assura Dah. Un regard profond et intense qui glace ou fait fondre n’importe qui. On dirait qu’il y a plusieurs âmes en toi. Tu ne serais pas petite-fille de chef, je dirais que tu es une sorcière-née.

– Tout le monde pense cela de moi ?

– Tout le monde, je n’en sais rien, mais beaucoup en tout cas. Ebi, la sorcière de notre clan, dit que tu ressens et vois les choses comme une vraie shamane.

Neï resta les bras ballants avec l’impression d’avoir reçu un choc sur la tête. Jamais elle ne s’était souciée de savoir comment les autres la voyaient. Là, elle était servie !

– Tu impressionnes peut-être, reprit Dah, mais moi je sais que ce n’est pas par fierté. Tu es une jeune fille généreuse et en qui on peut avoir confiance. Je suis très heureuse que tu sois là, avec nous, et de pouvoir mieux te connaître.

– On peut dire que tu es franche ! s’exclama Neï, une esquisse de sourire aux lèvres.

– Oh ! avertit Dah. Ta grand-mère !

Neï se retourna et vit Luv’ku arriver en faisant de grands signes de la main. Une fois à la hauteur des deux jeunes filles, elle lança en reprenant sa respiration :

– La cérémonie d’adoption d’Eam aura lieu demain soir…

Neï se renfrogna.

– Les esprits sont favorables, alors sois raisonnable, mon enfant, car c’est la seule solution.

– Je n’aime pas Tep.

– Il ne s’agit pas de Tep, mais d’Eam, la sermonna doucement Luv’ku. Notre peuple est régi par les femmes, tu sembles l’oublier.

– Oui, grand-mère, je le sais, mais Tep influence beaucoup trop Eam.

– De toute façon, c’est une solution provisoire. Eam deviendrait cheffe du clan des armuriers par procuration uniquement s’il m’arrivait malheur. Sauf si tu t’unis rapidement, une fois ton Argynnis accompli, ainsi tu aurais la priorité pour accéder à la fonction de chef.

– Peu m’importe devenir cheffe ! Ma nièce élevée par cette… famille, bougonna Neï.

– Eam est bonne et douce. Elle s’occupera très bien de Sih, le temps du sevrage, rappela l’ancêtre. Après, ce sera ton tour.

Une moue sceptique déforma la bouche de Neï. Luv’ku soupira tout en laissant ses bras retomber mollement le long de son corps.

– Je n’ai pas le choix, Neï, fille de Yon. Mon vœu le plus cher est que tu t’épanouisses. Tu as choisi de prolonger l’œuvre de ta sœur et je ne veux pas t’en empêcher. Si je n’accepte pas cette adoption, tu devras y renoncer. Tu me comprends ?

Honteuse, Neï fixa le sol. Elle prenait conscience du dilemme qui taraudait sa grand-mère.

– Je suis désolée, grand-mère. Mon orgueil et ma souffrance m’aveuglent. Je te promets d’être très prudente dans tout ce que j’entreprendrai.

Luv’ku ouvrit la bouche pour répondre, mais Neï la devança :

– Prudente… au moins le temps que Sih soit en âge de me remplacer, ce qui ne laissera aucune chance à Eam de diriger le clan.

Elle ponctua sa phrase par un clin d’œil taquin.

– J’espère que je ne vais pas le regretter, murmura Luv’ku.

Je l’espère aussi, pensa Neï.

– Je vais annoncer à Eam que nous procéderons à son adoption demain soir, ajouta la vieille femme.

– Moi, je vais voir Ix Chel !

Neï déposa un baiser sur la joue de Dah après lui avoir murmuré un « merci » à l’oreille, puis elle abandonna ses outils et traversa le champ en courant sous le regard médusé de sa grand-mère.

La porte de la maison de Ix Chel s’ouvrit en grand sous la poussée de la jeune fille.

– As-tu besoin de moi pour la préparation de la cérémonie d’adoption d’Eam ?

Penchée au-dessus d’une marmite fumante, la sorcière grommela, puis elle se redressa et tendit l’index devant elle.

– Va me chercher des fleurs de gilgu.

Elle reprit sa tâche sans rien ajouter. Neï resta un moment interdite sur le pas de la porte, se secoua et fila au bord de l’eau. D’un coup d’œil, elle repéra les plantes ornées de fleurs roses aux fins pétales, étroits et innombrables. Elle s’accroupit, en déracina quatre après avoir sélectionné les plus ouvertes, et rapporta le tout à Ix Chel. Celle-ci remuait le contenu de la marmite, où nageaient plusieurs feuilles et racines. Une carapace de tortue attendait à ses pieds.

– Jette les fleurs dans l’eau, ordonna la sorcière.

Neï s’exécuta, puis regarda autour d’elle. L’intérieur d’une cabane de sorcière était toujours décoré d’une étrange manière. Tant d’herbes séchées se balançaient au plafond, qu’on ne distinguait plus les poutres, divers crânes d’animaux s’entassaient contre chaque mur, constituant une montagne agrémentée d’os de toutes formes, de plumes, de pierres aux couleurs incroyables et de coquillages. Une multitude de fourrures de différentes tailles recouvraient le sol et encerclaient le foyer à distance respectueuse, situé au centre de la pièce.

– Que fais-tu encore ici, Neï, fille de Yon ?

Comme prise en faute, Neï rougit et se dandina d’un pied sur l’autre.

– Je pensais que tu pouvais encore avoir besoin de moi, répondit-elle d’une petite voix.

– Hmmmpfff. Curiosité infantile…

Neï fut vexée que Ix Chel lui rappelle son statut d’enfant, mais comme la vieille femme ne la chassait pas vraiment, elle ne releva pas la remarque.

La vieille sorcière se baissa pour remuer la décoction, ses longs cheveux blancs balayant le sol à chaque mouvement. Une question brûlait les lèvres de Neï alors qu’elle avisait une jarre, posée dans un coin. Ix Chel capta son regard.

– Je sais ce que tu veux, Neï, fille de Yon.

Surprise, la jeune fille fronça les sourcils.

– Ce qu’il y a dans cette jarre, continua la sorcière, est beaucoup trop dangereux pour toi ou pour un non-initié.

– Qu’est-ce que c’est ?

– La sève d’une plante à visions. L’ura. Elle permet de voyager dans le monde antérieur et dans le monde inconnu.

Ix Chel se tut un instant, fixant intensément la jeune fille.

– Oh ! N’y compte même pas !

Neï sentit la colère la gagner.

– Compter sur quoi, vieille femme ? Tu parles par énigmes !

Aussitôt, elle s’aperçut qu’elle avait dépassé les limites. Les yeux de Ix Chel se rétrécirent tant qu’ils n’étaient plus que deux traits noirs surmontés d’épais sourcils broussailleux. Elle se redressa, impressionnante, comme si elle avait grandi de vingt centimètres et rajeuni de trente ans.

– La colère se mélange à la souffrance qui a envahi ton corps et ton esprit. L’ura ne s’utilise pas dans ces conditions, et tu es encore trop jeune pour traverser le monde antérieur afin de parler à ta sœur, tu risques d’y rester.

Les épaules de Neï s’affaissèrent.

– Ix Chel, je suis désolée de t’avoir parlé comme ça.

– Hmmmmpf.

– Tu n’as aucune possibilité d’en savoir plus sur mon père ?

– Je communique avec les esprits, pas avec les hommes à distance !

Sa réponse sèche pétrifia Neï.

– De toute façon, reprit Ix Chel, ton destin est de trouver par toi-même les réponses aux questions qui te taraudent, tu n’as donc pas besoin de moi.

– Il n’y a pas une autre plante moins dangereuse pour entrer en communication avec ma sœur ?

– L’araignée, esprit du monde antérieur, t’est apparue, tu sais que ta sœur va bien. Qu’as-tu besoin de plus ?

Neï voulait surtout comprendre comment Shin avait obtenu cette photographie…

De la vapeur envahissait la maison, répandant une odeur âcre. Ix Chel enroula chacune de ses mains dans un carré de peau tannée puis se pencha pour saisir la marmite bouillonnante. Elle versa précautionneusement la décoction dans la carapace de tortue qu’elle avait pris soin de recouvrir d’un linge tissé qui lui servit de filtre.

– Dis à Luv’ku et Lik que la cérémonie d’adoption d’Eam aura bien lieu demain, au coucher du soleil.

– Je pourrai revenir te voir ?

– Pourquoi ?

– Euh… ben…

Neï se gratta l’oreille, comme pour y trouver une réponse.

– Je dois me préparer pour mon imago…

Ix Chel cracha, coupant court à la discussion. La jeune fille haussa les épaules et sortit de la cabane. La sorcière avait un sale caractère, mais également un cœur d’or, aussi, Neï décida qu’elle retournerait voir Ix Chel le lendemain. Elle voulait en apprendre plus sur le pouvoir des plantes.

Chapitre 6

Cette nuit-là, Neï fit un cauchemar si horrible que, après son réveil, plusieurs heures furent nécessaires pour qu’il se dissipe pleinement.

Le soir, auprès du feu qui brûlait au centre du camp pour annoncer les deux cérémonies qui allaient suivre, celle de l’adoption d’Eam puis celle de Kokopelli, Neï sentit une angoisse croître dans sa poitrine, lui rappelant son cauchemar : le monde n’était plus que chaos, sombrant dans les flammes de l’incendie terrifiant qui avait anéanti la grande majorité des T’surs.

Elle frissonna malgré la douce chaleur du foyer et s’aperçut que Ix Chel la fixait intensément, comme si elle souhaitait transpercer son âme, comme si elle lisait dans son cœur et ses pensées. La jeune fille vacilla. Sans comprendre pourquoi, elle eut la sensation d’avoir effleuré un mystère conservé précieusement par les sages du peuple K’awil et le W’amu, gardien de la montagne Sacrée. Le secret du Grand Chamboulement ?

Mais il n’était pas temps de réfléchir à la signification de son cauchemar. La cérémonie d’adoption allait commencer.

Elle se concentra sur les gestes de Ix Chel. La vieille sorcière versait dans un large récipient de terre la décoction, composée entre autres de fleurs de gilgu, qu’elle avait préparée sous les yeux de Neï. Lik invita Luv’ku et Eam, qui tenait Sih contre son sein découvert, à s’approcher. La grand-mère de Neï s’accroupit, imitée par la nourrice. Le temps resta suspendu jusqu’à ce que Neï se rende compte que tous les regards étaient rivés sur elle. Les joues brûlantes, la jeune fille se leva à son tour pour rejoindre les deux femmes et se calquer sur leur posture.

On n’entendait plus que le chant des bûches.

Luv’ku, Eam et Neï immergèrent leurs mains dans la décoction tandis que Ix Chel les saupoudrait d’un mélange de plantes et racines séchées réduites en poudre.

Le son d’une flûte se mêla au crépitement des bûches. Une longue plainte aiguë qui ne s’essouffla que longtemps après.

Quand la musique cessa, les trois femmes frictionnèrent leurs paumes. Une mousse légère se forma à la surface du liquide. Ix Chel versa de cette eau sur les petites mains du nourrisson accrochées au vêtement d’Eam et frotta délicatement la peau fine.

– Eam, fille de Rok’atz, s’est lavé les mains dans la même eau que Luv’ku, fille de Yon’ku. Elle est désormais sa fille d’adoption. Eam, fille d’adoption de Luv’ku, s’est lavé les mains dans la même eau que Neï, fille de Yon. Elles sont désormais sœurs. Sih, fille de Shin, scelle cette adoption.

Neï ne put s’empêcher de regarder Tep du coin de l’œil. Son air satisfait, et ses épaules fièrement redressées, son sourire victorieux… elle en eut un long frisson le long de la colonne vertébrale ! Elle retira ses mains si précipitamment que Ix Chel cracha deux fois. Toutefois, elle s’abstint de reprendre Neï publiquement. Luv’ku et Eam étreignirent leurs mains mouillées pour finaliser l’adoption, alors que Neï posait les siennes sur la menotte de Sih et effleurait celles de sa nouvelle sœur sans s’attarder, juste pour signifier son accord.

Un accord à contrecœur.

Elle prit Sih dans ses bras et la serra tendrement contre elle, la petite tête chevelue du bébé logée dans son cou tiède. Elle respira son odeur avec délices. Les larmes dévalèrent ses joues pour disparaître entre la peau de la tante et celle de la nièce. Eam se retira, discrète, au moment où une douce musique s’infiltrait dans les oreilles de chacun.

Neï s’éloigna du foyer, tout en berçant Sih. Ses larmes ne se tarissaient pas et une boule grossissait dans sa gorge. La douleur s’était installée sournoisement, tapie dans un coin de son âme, pour surgir au moment où elle s’y attendait le moins. À cet instant, Neï comprit à quel point elle aimait ses parents et sa sœur, et à quel point leur perte la rendait malheureuse. Elle songea, là, qu’elle ne les verrait plus jamais. Une vague de sanglots la submergea. Ce petit être qui dormait dans ses bras était désormais son seul lien avec Shin, sans compter Luv’ku bien sûr.

Alors elle marcha… marcha… longtemps…

Une main pressa son épaule. Neï se retourna vivement. Dans la pénombre, elle distingua le visage de Jynx. Elle resta sans voix, surprise de constater qu’elle s’était autant éloignée du camp, mais aussi de revoir son ami, parti pour son imago quelques semaines auparavant. Elle voulut lui parler mais aucun son ne réussit à sortir de sa gorge douloureuse. Jynx écarta les bras. Neï s’y précipita en faisant attention à la petite Sih endormie. Elle resta ainsi à se libérer de son chagrin, blottie contre son ami de toujours.

Le jeune homme était autant bouleversé par l’état de Neï que par la douceur et la chaleur de sa peau. Il lui caressa le dos tout en humant le parfum grisant de ses cheveux.

– Que se passe-t-il ? demanda Jynx au bout d’un long moment.

Neï renifla, puis s’écarta. Juste un peu.

– J’ai absorbé l’esprit de ma sœur et de son époux.

Le jeune homme se raidit, en prenant soin de garder le chagrin de la nouvelle pour lui. Neï avait besoin de son soutien.

– Ils sont passés dans le monde antérieur ? demanda-t-il simplement.

– Oui, souffla Neï. Et voici ma petite nièce.

Pendant qu’elle lui racontait les tragiques événements, sans oublier l’épisode de la photographie représentant son père, Jynx lui caressait la joue. Il tremblait malgré tout, Neï lui avait terriblement manqué durant son isolement et il avait imaginé tout autres retrouvailles.

– Je t’aiderai à comprendre tous ces mystères, dit-il d’une voix sourde. Je te le promets.

Ne pas être seule dans cette tâche soulagea Neï, comme si un poids s’envolait de ses épaules, et ses larmes s’asséchèrent. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle réalisa son égoïsme. Elle n’avait pris aucune nouvelle de son ami.

– Je suis désolée, Jynx. Je n’ai pensé qu’à moi et je ne t’ai même pas demandé si ton imago s’était bien passé.

– Chaque chose en son temps, petite fille, répondit-il en la provoquant gentiment pour tenter de chasser la tristesse dans les yeux de Neï.

Elle comprit le message et déposa aussitôt le bébé dans un creux de mousse pour sauter au cou de son ami.

– Tu as réussi ! Tu es un homme à présent !

– Et je ne crois pas que cela soit approprié de t’avoir ainsi dans mes bras.

Neï savait reconnaître la taquinerie, surtout venant de Jynx, néanmoins elle ne décela pas le malaise qui étreignait le jeune homme.

– Tu es certes un homme et nous devons éviter ces familiarités à présent, mais personne ne nous voit !

Elle lui décocha un coup de poing dans la poitrine et ajouta :

– Et arrête de m’appeler petite fille ! Seulement quatre lunes nous séparent !

Jynx lui serra tendrement la main pour faire la paix.

– Comment va Luv’ku ?

– La douleur de la perte de Shin est pour le moment légèrement atténuée par les questions pratiques, mais je sais ce qu’elle ressent.

Jynx aussi était passé par cette période douloureuse. Dix ans auparavant, il avait perdu ses parents et Luv’ku l’avait élevé comme le fils qu’elle n’avait jamais eu. Maintenant adulte, Jynx pouvait se marier avec une femme du clan de Luv’ku et y rester… ou bien partir en épousant une femme d’un autre clan. Il avait déjà fait son choix et espérait secrètement que ses sentiments soient partagés par Neï. Il attendrait qu’elle ait accompli son imago pour faire sa demande.

– Je vais ramener Sih à Eam, dit Neï. La cérémonie de Kokopelli va débuter.

Elle se pencha pour prendre délicatement le nouveau-né toujours endormi sur son lit de mousse, attrapa la main de Jynx et l’entraîna vers le camp.

Chapitre 7

La cérémonie de Kokopelli était d’une importance capitale pour le peuple K’awil. Elle consistait à invoquer les esprits en vue de favoriser toutes les récoltes. De retour au camp d’été, Neï ne fut pas surprise de constater qu’une certaine excitation régnait autour du gigantesque brasier.

La jeune fille, en s’asseyant, observa Jynx du coin de l’œil. Il n’était parti que depuis deux lunes, mais une certaine sagesse se lisait dans son regard, accentuant la douceur qui émanait de tout son être. Un détail qui aurait dû la frapper lui sauta aux yeux. Jynx n’avait plus sa longue chevelure noire soyeuse qui lui descendait auparavant au milieu du dos, comme tous les jeunes garçons la portaient. Grossièrement taillés en une coiffure hirsute, effleurant à peine ses larges épaules dépouillées de toute décoration, ses cheveux signalaient l’arrivée d’un nouvel homme au sein du peuple K’awil.

Neï se traita d’idiote de ne pas avoir remarqué tout de suite ce détail qui annonçait la réussite totale de son ami à l’Argynnis. Elle le trouva beau et fut très émue de ce sentiment qui lui réchauffait le ventre.

– Jynx ! s’exclama Luv’ku. Viens dans mes bras, homme !

Ix Chel cracha dans les flammes. Ses prunelles affichaient un mécontentement mêlé d’une lueur de satisfaction.

– Vous avez tous décidé de me tuer au travail !

Neï masqua un sourire. La vieille sorcière, en plus des cérémonies d’adoption et de Kokopelli, allait maintenant devoir mettre en place celle pour accueillir Jynx dans le monde des adultes. Ix Chel maugréa tout en s’éloignant vers sa maison.

– Ix Chel ! la héla joyeusement Lik. La cérémonie d’accueil de Jynx dans le monde des adultes peut attendre !

L’ancêtre ne se retourna pas. Elle se contenta de hausser les épaules et de cracher à trois reprises.

– C’est bien que Jynx soit de retour aujourd’hui, remarqua Dah alors que Neï s’asseyait à ses côtés. Il va pouvoir te soutenir.

Ix Chel, de retour, posa près du feu un panier dans lequel des racines d’ourzau étaient entassées. En se redressant, elle fit signe à Jynx de s’approcher.

– Reste là, ordonna-t-elle en désignant le sol de l’index.

Jynx adressa un clin d’œil amusé à Neï qui se détendit instantanément. Il resta planté près du panier, droit et la tête haute. Ix Chel fronça les sourcils et ses yeux se rétrécirent. Elle scruta un moment le nouvel adulte pour chercher une quelconque trace de moquerie, lequel avait visiblement du mal à se retenir d’éclater de rire. La vieille sorcière marmonna une série de phrases inintelligibles, puis vissa son regard dans celui de Jynx.

– Je ne verrais pas les signes, je dirais que tu n’as pas atteint l’imago ! maugréa-t-elle en lui donnant un coup de bâton sur la tête. Comporte-toi donc correctement !

Le sermon de la sorcière accentua le fou rire contenu de Jynx. Fou rire qui gagna Neï et elle se détourna vivement pour masquer son visage en respirant profondément pour tenter de retrouver son calme. Ce ne fut pas difficile. Devant elle avançait un groupe d’hommes, peints en blanc des pieds à la tête et exhibant des serpents enroulés autour de leur cou, ils pénétrèrent dans l’A’vik, le cercle sacré, cerné par des femmes coiffées de fleurs-lune. Le gigantesque brasier les habillait d’une lumière presque irréelle, vêtement d’ombres mouvantes.

Ix Chel para le sommet de son crâne avec la dépouille d’un K’ya dont les ailes enveloppèrent ses joues. Sa silhouette inquiétante se tourna vers l’assemblée. D’un geste, elle ordonna à Jynx de s’asseoir. Cette fois, il ne sourit pas et obéit. Tous les jeunes enfants du clan participaient à la cérémonie de Kokopelli. Portant chacun deux lourds récipients, l’un en terre, l’autre en verre, celui-ci en forme de courge séchée et percé de minuscules trous, ils rejoignirent les hommes qui s’étaient postés aux abords d’une minuscule parcelle de terre fraîchement labourée, symbolisant les champs.

Le roulement d’un tambour enfla. Les femmes soulevèrent des paniers remplis de mauvaises herbes et de racines. Elles entrèrent dans le cercle sacré, en dansant et tournant sur elles-mêmes, tandis que les hommes taquinaient les serpents qui se mirent à siffler.

D’un seul mouvement, elles vidèrent le contenu des paniers dans les flammes ondulantes qui crépitèrent, et une multitude de lucioles s’éparpillèrent dans l’air. Accompagnées par les battements lancinants, doux, espacés des tambours, telles les palpitations régulières d’un cœur.

Accroupis, les enfants soufflèrent dans les courges de verre pour faire goutter l’eau qu’elles contenaient dans les récipients en terre placés en dessous. Ceux-ci se remplirent du chant de l’eau. À chacune des respirations des tambours, un accord cristallin se faisait entendre.

Lorsque les courges de verre furent vides, les tambours se turent.

Neï eut l’impression que le silence allait reprendre possession de l’A’vik. Seulement, les serpents ne l’entendaient pas ainsi, tant agacés par les gestes et les taquineries des hommes, lesquels, avec leurs corps, formèrent un carré dans lequel ils posèrent les reptiles. La barrière de leurs jambes empêchait de distinguer correctement la scène, mais l’agitation qui régnait stimulait l’imagination.

Ix Chel les rejoignit.

À son cou pendaient quatre sacs de peau de différentes couleurs qui effleuraient sa poitrine. Elle plongea la main dans l’un d’eux et, d’un geste sec, aspergea d’une poudre rouge le dos des hommes tournés vers l’ouest.

Elle répéta le même geste avec les trois autres sacs pour les côtés restants du carré humain.

Poudre noire pour le nord.

Poudre blanche pour le sud.

Poudre jaune pour l’est.

Les quatre points cardinaux ainsi honorés, les enfants se levèrent en prenant leurs récipients de terre de nouveau pleins d’eau et marchèrent en rang vers la parcelle de terre où patientaient les femmes, un long bâton dans la main gauche et une graine dans la main droite. Le bâton s’enfonça en tournant quatre fois dans la terre meuble, les graines furent jetées dans le trou ainsi formé. Les enfants versèrent un peu d’eau sur chacune d’elles puis rebouchèrent les orifices en formant de petits dômes qu’ils arrosèrent copieusement.

Alors, les hommes libérèrent les serpents en psalmodiant.

– Que du monde antérieur, les Anciens continuent de veiller sur nous, implora Ix Chel en agitant un bouquet de plantes vers les reptiles en fuite.

Les esprits allaient être avertis par les serpents qu’ils devaient aider le peuple K’awil à obtenir des récoltes importantes. Apporter la pluie et le soleil. Limiter les dégâts des nuisibles.

Neï s’étira. Rester dans la même position devenait douloureux et elle commençait à avoir faim. Discrètement, elle se massa le haut des cuisses jusqu’à ce que son esprit se détache totalement de la cérémonie.

Un puissant coup de coude la ramena brutalement dans la réalité. Assis à la place de Dah, Jynx la regardait avec insistance, une lueur espiègle au fond de ses prunelles sombres.

– Es-tu prête, Neï, fille de Yon, à franchir la deuxième étape de l’Argynnis, celle de l’imago ? demandait Ix Chel.

La vieille sorcière se tenait debout devant elle. Sa voix sourde signalait son impatience. Neï se redressa en grimaçant, le sang semblait ne plus arriver à ses pieds, e elle se dandina pour supporter la douleur. Ix Chel soupira, excédée.

– Oui ! s’exclama Neï. Oui, je suis prête !

– Enfin… grommela la vieille sorcière.

Elle cracha par terre un morceau de racine qu’elle avait entre les dents, puis le fixa longuement. Neï se demanda si Ix Chel attendait un signe de ce bout informe et luisant de salive. Elle observa la vieille femme, ses épaules voûtées, le sommet de son crâne débarrassé de la dépouille du K’ya, ses mains creusées d’une kyrielle de sillons profonds. Lorsque Ix Chel releva la tête, Neï frémit sous le regard plein de vie qui plongea dans le sien, si brillant qu’il démentait l’usure corporelle de la sorcière.

Ix Chel fouilla dans les replis de sa tunique, en sortit une petite bourse de peau, vierge de toute inscription ou dessin, fermée par une lanière d’ourzau, et Neï se baissa pour que l’ancêtre puisse la lui passer autour du cou.

– Cette amulette est précieuse. Elle contient ce qui est nécessaire à ton esprit pour franchir l’étape de l’imago. Si tu échoues, elle me revient ; une autre sera confectionnée pour un second essai. Si tu réussis, elle ne devra jamais quitter le creux de ta poitrine. Nous la peindrons aux couleurs de ton totem, une fois que tu l’auras rencontré.

Contrairement à ce qu’elle s’était imaginé, Neï n’en ressentit aucune joie. Elle qui attendait pourtant cet événement avec tant d’impatience ! Toutefois, la douleur de ne pas le partager avec sa sœur était trop vive, grignotant son bonheur de devenir bientôt adulte.

Elle resta un long moment en retrait.

Tout le clan s’amusait, dansait, mangeait, jouait. Même Jynx.

Surtout Jynx.

C’était un peu sa soirée, maintenant qu’il faisait partie du monde des adultes, tout comme Dah, et Neï n’avait pas l’autorisation de s’approcher de lui, ne serait-ce que pour chercher le moindre réconfort.

Un monde les séparait.

Celui de l’enfance.

Mais plus pour longtemps…

Chapitre 8

La nuit fut longue en réjouissances et courte en repos. Quand Neï se réveilla après seulement deux heures de sommeil, la couche de Luv’ku était déjà vide.

Elle se prépara et se coiffa tant bien que mal. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, elle tomba nez à nez avec Ix Chel, immobile devant sa porte.

– Luv’ku est retournée à la montagne du Soleil, elle t’embrasse, et nous avons à parler, toi et moi, annonça-t-elle après avoir craché.

– J’ai du travail aux champs, dit la jeune fille. Ce soir ?

– Maintenant.

Le ton était sans appel. Neï suivit l’ancêtre à contrecœur jusque chez elle. D’autorité, elle eut une tasse fumante entre les mains qu’elle renifla en tentant de masquer une grimace de dégoût.

– Bois.

– Pourquoi ?

– Cela t’aidera à replonger dans ton cauchemar.

– Mon cauchemar ?

Ix Chel lui lança un regard moqueur.

– Tu sais très bien de quoi je parle. Il est très important que j’en sache davantage.

– Mais enfin ! Ce n’est qu’un cauchemar ! Et puis comment le sais-tu ? Je n’en ai parlé à personne !

– Pas besoin d’en parler, Neï, fille de Yon. Les esprits m’ont avertie. Allez ! Bois !

Neï s’exécuta. Elle bloqua sa respiration pour avaler d’une traite le liquide chaud et amer, soulagée de ne pas vomir, malgré l’amertume incrustée dans ses muqueuses qui lui soulevait l’estomac.

Chancelante, elle s’assit.

– Laissons la plante agir. Dans un moment, ta vision se brouillera et un flot de souvenirs envahira ton esprit. Tu ne devras pas t’y opposer. En attendant, peux-tu m’expliquer pourquoi tu as laissé le corps du K’tioni pourrir sans aucun respect ?

Cette fois, Neï afficha franchement sa surprise. Comment cette sorcière pouvait-elle être au courant de tant de choses ? Elle en éprouva un certain malaise, comme si elle avait été épiée, néanmoins une profonde admiration pour les dons de Ix Chel balaya ce sentiment.

– Le monstre voulait me dévorer et…

– Ce n’est pas d’avoir sauvé ta vie que je te reproche, mais de ne pas avoir respecté cet être vivant en abandonnant sa dépouille aux mâchoires affamées des autres animaux. Qui plus est sur la montagne Sacrée. Tu connais les rites.

– Mais…

– Tu as offensé les esprits ! coupa encore Ix Chel d’une voix sourde. Tout mort a droit au respect, qu’il soit ennemi ou pas. C’est une vie que tu as arrachée à ce monde ! Tu iras réparer ta faute.

La vieille sorcière fourragea dans un panier débordant de plantes, de racines et de boutons de fleurs séchées où elle dégagea un fin bout de bois dont elle arracha consciencieusement l’écorce. Elle en fit une petite boule qu’elle logea sous sa langue.

Neï n’arrivait plus à suivre du regard les gestes de l’ancêtre.

Ses paupières picotaient.

Ses mains et ses pieds s’engourdissaient.

– Allonge-toi.

Neï obéit avec plaisir.

Elle posa sa tête sur une pile de peaux soyeuses et ferma les yeux.

Ses sens s’ouvrirent alors à tout ce qui l’entourait.

Elle pouvait percevoir chaque mouvement, chaque vibration, jusqu’à la sève qui coulait dans les plantes entreposées dans un coin, jusqu’à l’esprit de chaque animal, empaillé pourtant, évoluant dans le monde antérieur, jusqu’aux crissements d’un insecte qui cavalait sur une poutre du plafond.

Un doux parfum inconnu lui chatouilla les narines. Un parfum venu d’ailleurs.

Des cris, des chuchotements, des bruissements flirtaient à ses oreilles.

Neï prit peur. Elle voulut se relever, mais une main sur son front l’en empêcha.

La voix de Ix Chel se coula dans ses tympans. Chantante.

Neï se laissa bercer par cette mélodie nouvelle. Des bribes de son cauchemar ressurgirent dans son cerveau : l’anéantissement des T’surs par le feu.

Le chant de Ix Chel s’intensifia. Plus rapide. Aux sonorités plus dures.

Sa main descendit sur les paupières de Neï, les empêchant de s’ouvrir et interdisant par la même occasion toute intrusion extérieure dans son moi profond.

La jeune fille voulut se dégager de cette emprise, mais son corps ne répondait plus.

Une fumée âcre s’insinua dans ses narines, piquant ses sinus.

Des images atroces consumaient son cerveau.

Des T’surs se transformaient en torches vivantes et périssaient en hurlant dans les flammes qui grignotaient inexorablement la Terre.

Neï avait trop chaud, au point d’avoir la désagréable impression de se trouver au centre de cet enfer. Ses vêtements étaient trempés, sa coiffure défaite tant elle se débattait. Des perles de transpiration gouttaient de ses tempes. Elle ouvrit la bouche et la referma convulsivement, tel un poisson échoué sur la berge.

Ses paupières frémirent. De la lumière passa au travers.

Elle hurla et les flammes s’éteignirent d’un coup.

Les T’surs disparurent.

Tout redevint calme dans son esprit, comme si son propre hurlement avait eu le pouvoir de chasser le cauchemar.

Quand Neï osa ouvrir les yeux, il lui fallut un certain moment pour se rappeler où elle se trouvait. À ses pieds, elle aperçut Ix Chel se tenant à genoux, ses longs cheveux blancs encadrant son visage masquaient son expression, mais les tremblements de son corps ne trompèrent pas la jeune fille.

La vieille sorcière pleurait.

En silence.

Elles restèrent ainsi toutes deux prostrées, trop secouées pour sortir de leur mutisme.

Dehors, le cri perçant d’un K’ya rompit cette inertie pesante.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Neï d’une voix pâteuse.

Ix Chel frissonna.

– Tu as vu la destruction d’une partie de notre Terre Mère par les T’surs, des années avant ta naissance. Le Grand Chamboulement.

Alors que la vieille sorcière se relevait, ses articulations craquèrent. Elle marcha, le dos voûté, jusqu’à une cruche et servit deux tasses d’une eau fraîche que Neï accepta avec plaisir.

Une fois désaltérée, Ix Chel lança :

– J’ai bien peur que cette vision annonce l’arrivée des T’surs sur notre territoire pour nous anéantir… Si elle t’envahit de nouveau, ou une autre du même genre, avertis-moi immédiatement. Je vais en parler à Lik, mais garde ça pour toi.

Neï acquiesça en hochant la tête.

– Tu peux partir maintenant.

Neï se redressa avec précaution, s’attendant à avoir des vertiges, mais non.

Au moment de franchir la porte, la voix de l’ancêtre l’arrêta :

– Pense à débarrasser l’entrée de la grotte aux écailles des restes du K’tioni. Tu devras les ensevelir sous des roches et y planter une fleur de Croll pour apaiser les esprits du monde antérieur.

Glacée jusqu’aux os par la clairvoyance impressionnante de Ix Chel, Neï souffla un faible « oui » et sortit. Elle cueillit la fleur demandée près du bassin, en prenant bien garde de ne pas abîmer ses racines, puis, de retour dans l’atelier de sa sœur, elle s’équipa pour accomplir la tâche que lui avait imposée la vieille sorcière.

Chapitre 9

Sur le chemin de la grotte aux écailles, Neï ne se soucia pas de la beauté du paysage, tellement elle était absorbée par ce qu’elle venait de vivre chez Ix Chel et par tout ce qui lui était arrivé en si peu de temps.

Elle avait tant de choses à accomplir ! Réussir tout d’abord son imago, poursuivre l’activité d’armurière de sa sœur, surveiller ses rêves ou ses visions et en parler à Ix Chel, se préparer à son futur rôle de cheffe de clan, effectuer des recherches sur son père… et apprendre à vivre sans Shin.

Neï soupira. Elle regrettait le temps de l’insouciance. Le temps où sa sœur la dorlotait et la protégeait. Infiniment lasse, elle franchit la dernière barrière de roches qui la séparait de l’entrée de la grotte aux écailles. Le W’amu n’y étant pas, elle aurait le temps de nettoyer l’antre tout en récoltant les écailles, elle choisirait les meilleures pour la fabrication de pointes de flèche et de lames. Comme sa sœur auparavant.

Son pied accrocha une racine et elle manqua de s’affaler de tout son long sur la carcasse du K’tioni dont la dépouille avait été largement grignotée. Des insectes grouillaient sur les chairs pourrissantes et la puanteur qui s’en dégageait lui leva un haut-le-cœur, mais elle devait bien se résoudre à effectuer le rituel, sinon la colère des esprits s’abattrait sur tout le peuple K’awil. Elle s’en voulut de ne pas s’être occupée du fauve mort le jour même et elle en voulut encore plus à Ix Chel de lui avoir demandé d’exécuter une chose pareille.

Du regard, elle chercha un moyen de déplacer le cadavre sans y mettre les mains. Rien. Elle l’enjamba pour aller fouiller dans la grotte du W’amu et découvrit une vieille carapace de tortue qui ferait très bien l’affaire. Elle s’en servit comme d’une pelle pour rassembler les restes du K’tioni et les entasser dans un endroit reculé, puis elle ramassa de nombreuses pierres et en recouvrit la dépouille.

Un long travail fastidieux qui l’amena jusqu’au milieu de l’après-midi. Ses mains étaient couvertes d’égratignures, et la poussière se mêlait à la sueur sur son visage. Exténuée, Neï acheva sa mission en plantant la fleur de Croll et l’arrosant.

Enfin seulement, elle s’installa à l’entrée de la grotte, goûtant au soleil sur sa peau et à la tranquillité du lieu, mais elle ne devait pas rester à paresser, le W’amu allait rentrer et elle voulait que son antre soit propre à son arrivée.

À première vue, l’endroit paraissait minuscule, tout du moins par rapport à la taille du monstre, et semblait n’avoir d’autre issue que l’entrée. Le sol était jonché de vieilles écailles, d’excréments et de restes d’écorces. Neï confectionna un balai avec des branchages et nettoya le sol, puis elle se protégea les mains avec de larges bandes de cuir, comme le lui avait conseillé le W’amu, et récupéra les vieilles écailles.

Elle s’installa sur la corniche et observa son butin en forçant son esprit à se remémorer les conseils de sa sœur pour choisir les meilleures écailles, mais ce n’était pas si simple. Tout ce qu’elle avait sous les yeux lui convenait, mis à part une poignée d’écailles bien trop vieilles et usées qu’elle jeta instinctivement.

Neï resta un moment indécise.

Mais le mieux n’était-il pas de faire ses propres expériences ?

Elle s’étira, se leva pour aller ranger son balai au fond de la grotte, et, avec stupeur, découvrit un passage assez étroit dans la paroi sombre. Vers où menait-il ?

Un bruit sourd la fit sursauter et elle se retourna d’un bloc.

La silhouette massive du W’amu se découpait dans la lumière de l’entrée.

– C’est moi ! prévint aussitôt Neï d’une petite voix. Neï, fille de Yon, sœur de Shin.

– J’ai reconnu ton odeur, la rassura le W’amu.

– Où sont tes petits ?

– Dehors. Ta présence les perturbe.

Le monstre examina sa tanière.

– Merci, tu as fait du bon travail.

Neï répondit par un sourire.

Le W’amu sortit pour revenir aussitôt avec sa progéniture. Les petits ne quittaient pas leur mère d’une semelle. Craintifs, ils contournèrent largement les jambes de Neï pour s’affaler dans un renfoncement de la grotte, là où ils avaient apparemment l’habitude de dormir.

– Ils ont peur de toi, mais ça leur passera une fois que ton odeur leur sera familière.

Le W’amu s’allongea près des petits.

– Une question te ronge, Neï, sœur de Shin. Pose-la.

– En nettoyant ton antre, j’ai découvert un passage. Où mène-t-il ?

– Je ne sais pas. Je suis bien trop imposante pour tenter d’y entrer. Par contre, ta sœur a poussé sa curiosité jusqu’au bout.

– Ma sœur ? s’étonna Neï. Mais elle ne m’en a jamais parlé !

– Je suppose qu’elle voulait te protéger.

– Me protéger… Mais de quoi ? Je ne comprends pas.

Le W’amu souffla. Une expiration longue et bruyante.

– Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Tu devrais peut-être rentrer.

Neï plissa les yeux, en proie à une vive réflexion.

– Tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire.

– Je te le dirai peut-être en temps utile, Neï, sœur de Shin.

Les lèvres de Neï se plissèrent en une moue boudeuse.

– Puisque c’est ainsi, je reviendrai explorer moi-même ce qu’il y a derrière ce trou.

– À ta guise.

– Me donnes-tu la permission de venir avec un ami ?

– Dans ce cas, arrange-toi pour que je ne sois jamais là.

Neï ouvrit la bouche, mais le W’amu ne lui laissa pas le temps de répliquer :

– J’avais entièrement confiance en Shin. Tu es sa sœur, par conséquent tu as aussi droit à toute ma confiance, mais ça s’arrête là. Alors ne me déçois pas, Neï, sœur de Shin.

– Je comprends et te remercie du fond du cœur. Je viendrai avec Jynx, un très grand ami depuis toujours gentil et respectueux.

Elle se tordit les doigts nerveusement.

– Tu me diras de quoi ma sœur voulait me protéger ?

Le W’amu se tourna contre la paroi de la grotte, montrant par là que toute discussion devenait inutile.

Neï haussa les épaules et sortit de l’antre.

Chapitre 10

À son retour dans le clan des agriculteurs, Neï avait réussi à voir Jynx discrètement pour le convaincre de l’accompagner dans l’exploration de ce passage découvert dans l’antre du W’amu. Cela ne s’était pas fait sans mal, car il leur était interdit d’être ensemble tant que son imago n’était pas accompli, mais malgré quelques réticences, le jeune homme avait toutefois accepté.

Au petit matin, alors que Neï hésitait à se lever, des coups frappés à la porte de l’atelier de sa sœur résonnèrent.

Elle se raidit mais ne bougea pas.

– Ouvre-moi ! ordonna la voix de Ix Chel en tambourinant de nouveau sur le battant.

Neï se frotta les yeux pour en chasser le voile de sommeil qui s’accrochait obstinément. Elle crut que son crâne allait exploser alors que la sorcière continuait de frapper.

– J’arrive, dit-elle d’une voix rauque.

Elle enfila rapidement sa tunique et traîna les pieds jusqu’à la porte qu’elle déverrouilla.

– Depuis quand t’enfermes-tu ainsi ?! s’exclama Ix Chel en pénétrant dans la maison.

– Je crois que je l’ai fait machinalement.

– Hmmpf…

Ix Chel cracha dans les cendres du foyer.

– Il faut trouver une solution.

– Une solution ? Pourquoi ?

– Tu ne vas pas pouvoir concilier ton travail dans le clan des agriculteurs avec ton besoin d’exploration.

La jeune fille fronça les sourcils pour masquer son trouble. Cette sorcière était incroyable !

– Ne joue pas les innocentes avec moi, Neï, fille de Yon ! J’ai vu Jynx.

Neï encaissa la révélation, en se demandant toutefois si la sorcière ne divaguait pas. Un coup sec s’abattit sur son crâne.

– Aïe ! s’écria Neï, fixant le bâton de Ix Chel qui reprenait place le long du corps de la vieille femme.

– Ne doute pas de mes visions ni de mes paroles, Neï, fille de Yon ! Effrontée !

Ix Chel fit le tour de la maison en reniflant avec un air de dégoût.

– Ta sœur entretenait mieux son atelier que toi. Aère un peu ! Ça pue le fauve ici !

Elle cessa de marcher pour se planter sous le nez de Neï.

– J’attendais que tu viennes me parler de ton projet d’exploration avant que tu en fasses part à Jynx. Je te pensais plus intelligente.

Neï se mordit la lèvre inférieure tandis qu’Ix Chel la fixait intensément.

– Pourquoi me mens-tu, Neï, fille de Yon ?

– Mais je ne te mens pas !

– Tu préfères faire tes coups en douce plutôt que d’en discuter avec moi !

Neï soupira, excédée. Ix Chel est aussi têtue que la femelle W’amu ! Ah ! Elles s’entendraient bien toutes les deux !

L’extrémité du bâton lui frôla le sommet du crâne. Neï avait prévu le coup et s’était penchée en arrière à temps.

– Ne me compare pas à cette grosse herbivore ! Quelle insulte !

La jeune fille étouffa un rire, alors qu’une lueur amusée traversait le regard de Ix Chel.

L’atmosphère se détendit subitement.

L’ancêtre posa son regard sur la porte.

– Lik, dit-elle simplement.

À peine avait-elle prononcé ce mot que le visage de la cheffe apparut dans l’entrebâillement.

– Tu as fini avec Neï ? Le groupe des apprentis s’apprête à partir au champ.

– Elle sera exemptée des travaux aux champs pendant un moment.

– Pourquoi cela ? Elle est malade ?

–Elle vient vivre chez moi, j’ai besoin d’elle.

Neï eut un hoquet de surprise.

– Très bien, acquiesça Lik. De toute façon, vu les événements, son statut d’apprenti agriculteur dans mon clan n’a plus guère de sens.

– Et une fois qu’elle aura passé l’imago, je lui enseignerai le pouvoir des plantes, ajouta la vieille sorcière.

Neï écoutait la conversation, abasourdie. Ix Chel lui autorisait un savoir puissant auquel aucune future cheffe n’avait eu accès jusque-là !

– Tu te trompes, Neï, fille de Yon. À l’époque des Anciens, il n’était pas rare de voir les cheffes cumuler les fonctions et les pouvoirs les plus puissants.

Une fois Lik parti, l’ancêtre ajouta :

– Tu t’installes donc chez moi. Cela fera moins jaser si quelqu’un te surprend en compagnie de Jynx, ainsi le clan se dira que je t’en ai donné l’autorisation.

Neï resta sans voix. De toute évidence, ce qui se tramait au cœur de la montagne Sacrée devait avoir une extrême importance pour que Ix Chel détourne ainsi les coutumes.

Chapitre 11

Neï passa donc la matinée à transférer ses affaires dans la cabane de la vieille sorcière. Elle était à la fois ravie d’entrer dans l’intimité de Ix Chel et triste de ne pas rester dans l’atelier de sa sœur, mais elle avait conscience que c’était provisoire.

Quand le premier groupe des apprentis revint du champ pour un repos bien mérité, elle bouclait son sac où elle avait rangé tout ce qui lui serait nécessaire pour son expédition.

– Tu as fini ton déménagement ? demanda Ix Chel en entrant.

– Oui.

Elle détailla le sac que Neï serrait sur son ventre.

– À l’intérieur, ajouta la jeune fille, il y a tout le nécessaire pour explorer le passage au fond de la grotte du W’amu.

– Sois prudente, dit simplement l’ancêtre en levant la main vers la porte, lui signifiant qu’elle pouvait partir.

Après avoir plaqué une bise sur sa joue fripée, Neï se sauva sous les grognements de Ix Chel. Elle n’avait pas le temps de passer voir Sih et la culpabilité la rongeait, toutefois elle se promit de s’occuper de sa nièce dès son retour.

Elle rejoignit Jynx, qui patientait à mi-chemin avec l’air d’un gamin qui s’apprête à faire une bêtise, et le dépassa sans mot dire. Il lui courut derrière, lui tapa sur l’épaule et accéléra.

– Le dernier arrivé au carrefour des Trois Esprits laissera à l’autre sa part de viande ce soir ! lança-t-il, loin devant.

– Tu triches ! Tu as pris beaucoup trop d’avance !

Jynx éclata de rire, mais ne ralentit pas pour autant.

Neï sourit.

De toute façon, elle allait encore gagner. Elle excellait à la course, même en terrain difficile…

Surtout en terrain difficile.

Elle remonta sa légère tunique de peau qu’elle coinça dans sa ceinture et s’élança. Les jambes à l’air libre, Neï avait l’impression de voler. Son souffle et son rythme cardiaque s’épousant en un accord parfait, elle pouvait ainsi courir des heures.

Elle prit un raccourci sur la droite, escalada agilement plusieurs rochers, sauta, regrimpa, s’arracha la peau des mollets sur des plantes épineuses en s’insinuant dans un minuscule passage entre les fourrés et, lorsqu’elle déboucha au carrefour des Trois Esprits, Jynx n’y était pas encore.

– J’aimerais bien savoir comment tu te débrouilles pour toujours gagner alors que tu pars avec un temps de retard ! ahana-t-il lorsqu’il arriva au bout de plusieurs minutes.

Il était épuisé et tentait tant bien que mal de masquer sa faiblesse. Neï lui donna une grande claque dans le dos.

– Assez joué, nous arrivons sur le sentier qui monte à la grotte aux écailles, annonça-t-elle, le visage sérieux.

– Hé ! s’écria Jynx. Tu échanges les rôles ! C’est moi l’adulte !

Neï haussa un sourcil tout en esquissant une grimace.

– Sauf qu’à partir de maintenant, tu es sous ma responsabilité.

Ils avaient repris leur progression, et Jynx marchait dans les pas de la jeune fille.

– Ah… si tu avais déjà passé ton imago, cela nous faciliterait bien les choses !

Neï se retourna d’un bloc, l’œil sévère.

– Il est inutile de mettre du miel dans ta bouche ! Nous ne sommes pas là pour parler de nous ni de notre avenir. Respecte nos coutumes !

Les joues rougies tant par l’effort que par la remontrance, Jynx fixa son amie comme s’il la voyait pour la première fois.

– Tu as à peine commencé ton séjour chez Ix Chel que tu lui ressembles déjà ! dit-il enfin.

Neï remua imperceptiblement les lèvres, ruminant la phrase acerbe qui menaçait d’en sortir.

– Désolé, lâcha Jynx. Décidément, je fais tout de travers.

– Tout, en effet. Tu n’as pas pu tenir ta langue lorsqu’elle t’a interrogé.

– J’aurais bien aimé t’y voir, tiens ! De toute façon, elle avait deviné ton intention avant de me questionner. Elle te connaît trop bien.

– Le problème est réglé, éluda Neï. Elle ne me désapprouve pas, c’est déjà ça, mais le prix à payer est fort : vivre chez elle !

Jynx regarda son amie d’un air sceptique. Il percevait plus d’excitation dans sa voix que de résignation.

Ils progressèrent en silence jusqu’à ce que Neï s’arrête enfin.

– On y est, dit-elle en sortant les fleurs-soleil de son sac.

Pendant que la jeune fille dépliait les pétales d’obsidienne, Jynx, qui venait sur la montagne Sacrée pour la première fois, observa le panorama à ses pieds. La forêt s’étalait généreusement, offrant un tableau émeraude dont les nuances changeaient au gré du souffle du vent et du soleil espiègle. Le scintillement de la rivière où nichait le camp d’été se discernait à peine entre les frondaisons luxuriantes des hauts arbres protecteurs.

– C’est vraiment magnifique ! s’exclama-t-il.

Neï acquiesça d’un mouvement de tête distrait puis elle sortit le matériel de son sac.

– J’ai prévu des cordes, des pics, des crochets, du cuir pour nous protéger les genoux, les coudes et les mains… Jynx ! Tu m’écoutes ?

Le jeune homme sourit.

– Tu m’épates. Moi, je n’ai emporté que des galettes et des fruits.

– Pas d’arme ?

– Tu m’avais dit qu’il n’y avait aucun danger.

Neï écarta les bras.

– Je ne sais pas ce qu’on va trouver derrière ce passage.

Elle sortit deux lames courtes de sous sa tunique. Deux lames noires au tranchant redoutable qui n’absorbaient pas la lumière, larges comme trois doigts et pas plus longues que la diagonale de la paume de sa main.

– Des lames en écailles de W’amu ! Où as-tu eu ça ? s’exclama Jynx, ébahi.

– Je les ai fabriquées l’année dernière sur les conseils de ma sœur. Mais assez bavassé, enroule cette corde autour de toi et prends quelques pics et crochets dans ton sac.

Le jeune homme lui lança un regard étrange, puis il haussa les épaules.

Avec les bandes de cuir épais, ils protégèrent les endroits les plus vulnérables de leur corps et, les fleurs-soleil disposées sur leur tête comme des chapeaux, les pétales enserrant parfaitement leur crâne, ils pénétrèrent dans la grotte du W’amu en se dirigeant vers le fond.

– Pouah ! Ça ne sent pas très bon là-dedans ! remarqua Jynx.

– Il faut que je la nettoie. Je le ferai au retour.

Ils contournèrent un tas d’excréments, évitèrent de marcher sur les écailles éparpillées et s’arrêtèrent devant une petite faille située à trente centimètres au-dessus du sol, pas plus large que deux torses d’enfants. Neï se pencha. La fleur-soleil éclaira un goulet qui descendait légèrement vers une faible luminosité.

– Je passe devant, décida-t-elle.

Elle cala son sac sur le dos et s’engagea, bras en avant, par l’ouverture, Jynx à sa suite. Elle se félicita d’avoir songé aux protections de cuir, la roche s’effritait en copeaux pointus et coupants. Ils rampèrent ainsi sur une dizaine de mètres. Le goulet déboucha sur un puits vaguement éclairé en contrebas. Des pics et crochets étaient plantés dans la paroi, permettant une descente aisée. Neï fut émue en songeant que c’était sa sœur qui avait tout installé. Elle s’agrippa à deux crochets, extirpa son corps du goulet et se balança un moment dans le vide avant de trouver un pic avec son pied droit. Elle commença sa descente, et quand elle toucha le sol, elle eut l’impression qu’une puissante énergie venue du plus profond de la montagne Sacrée se propageait dans ses jambes.

– Shhhh, siffla Jynx qui avait atterri à ses côtés.

Au-dessus de leurs têtes, par une trouée pas plus grande que deux mains jointes, un rayon de soleil se glissait pour nimber la nouvelle grotte d’une lumière chargée de particules. L’endroit était humide et plusieurs flaques d’un noir scintillant s’étalaient de-ci, de-là.

Imitée par Jynx, Neï fit le tour des lieux pour examiner chaque recoin, contournant quelques colonnes naturelles érodées par le temps, qui se dressaient, semblant soutenir le plafond.

– Il n’y a pas d’autre issue, chuchota Jynx après un long moment.

Dépitée, Neï garda le silence. Elle continua malgré tout son exploration, en proie à un découragement qui enflait à mesure que le temps passait.

– Nous devrions repartir, conseilla Jynx qui s’était assis sur une roche plate.

Il grignotait du bout des dents une galette de pignons.

– Non ! s’écria Neï en se plantant devant lui.

Sa voix se répercuta sur les parois dans un écho assourdissant.

– Non, répéta-t-elle cette fois dans un murmure. Le W’amu m’a dit que ma sœur avait exploré les entrailles de la montagne Sacrée et qu’elle ne m’en avait jamais parlé soi-disant pour me protéger, et je ne vois rien ici qui s’apparente à un danger. Alors, il y a forcément un passage.

Jynx soupira. Il avait froid, mal partout, et cet endroit lui donnait la chair de poule.

– Encore quelques instants, supplia Neï d’une voix enfantine.

– Quand le soleil fuira cette trouée, nous partirons, concéda-t-il.

– Merci…

Elle revint sur ses pas et fureta fébrilement. La lumière diffusée par la fleur-soleil s’amenuisait et la pénombre qui s’installait ne facilitait pas la recherche. Neï s’immobilisa soudain. Elle percevait un discret courant d’air dans ses cheveux, alors que la trouée où disparaissait le soleil se trouvait à l’opposé. Elle leva la tête. Presque imperceptible, un souffle lui caressa le front. Elle inspira profondément, l’odeur qui s’infiltrait dans ses narines ne correspondait pas à l’humidité ni au renfermé des cavernes.

– J’ai trouvé ! cria-t-elle à Jynx.

L’écho malmena leurs tympans, mais Neï était si excitée qu’elle ne s’en soucia pas. Elle recula. Ses yeux avaient beau fouiller le haut de la paroi, elle ne discernait aucune ouverture.

– Je sais que c’est là !

– Nous n’avons presque plus de lumière, inutile d’insister. Il faudra revenir.

– Attends !

Neï scruta une colonne proche et repéra plusieurs prises. Elle grimpa, aussi agile qu’un singe. À mi-hauteur, ses lèvres s’élargirent en un immense sourire. Un passage se trouvait bien là, dissimulé par une corniche en surplomb. Elle redescendit tandis que l’obscurité mangeait la grotte.

– La prochaine fois, je prendrai plus de fleurs-soleil et des torches. Ainsi, nous n’aurons pas ce souci d’éclairage.

– Quand comptes-tu revenir ?

– Demain ?

– Je ne serai pas libre. Après-demain.

– D’accord !

Sur le chemin du retour, malgré son épuisement, Neï trottait, parlait, riait.

Bientôt, elle allait percer à jour la découverte de sa sœur.

Chapitre 12

La nuit avait depuis longtemps enveloppé de son grand manteau noir le camp d’été quand Neï poussa la porte de la cabane de Ix Chel. Elle trouva la vieille sorcière assise près du feu, sa pipe entre les dents, l’air indéchiffrable, une épaisse fumée s’amoncelant au plafond, tels les stratus dans un ciel bas.

Neï fronça le nez.

Elle se précipita pour ouvrir la trappe d’évacuation qui dispersa cette masse âcre. Sans un mot, elle déposa son sac dans l’espace qui lui était réservé. Son regard se posa sur son lit où la plume du K’ya se trouvait bien en évidence et elle se demanda si elle l’avait laissée là par mégarde… Mais non, elle était certaine de l’avoir rangée.

– Tu as fouillé dans mes affaires ! accusa-t-elle alors en cherchant le regard de la vieille sorcière.

L’ancêtre ne broncha pas. Les yeux rivés dans les braises vives, elle tétait sa pipe et recrachait une fumée bleutée qui s’évaporait aussitôt par la trappe.

– Je ressentais une attirance, mais je n’arrivais pas à la définir. La plume de K’ya m’a appelée à elle.

Une nouvelle bouffée d’herbe à fumer roula dans la bouche de Ix Chel.

– Depuis quand la possèdes-tu ?

– Quelque temps après la mort de Shin et Dun, mais ce n’est pas une raison pour…

– Tu aurais dû m’en parler tout de suite ! l’interrompit la vieille sorcière, le regard noir.

Neï soupira bruyamment, excédée.

– J’en ai assez de tes énigmes !

– Colère, colère, colère… marmonna Ix Chel après avoir ôté la pipe de sa bouche. Si tu étais moins aveugle aux signes, tu aurais compris ce que t’apportait le K’ya.

Neï se calma instantanément, elle s’en voulut de s’être emportée.

– Bien. Tu apprends vite à te contrôler, approuva Ix Chel.

D’un mouvement de tête, elle désigna la plume de K’ya.

– Cette plume symbolise le passage de l’adolescence à l’âge adulte. L’oiseau sacré t’avertit d’effectuer au plus tôt ton imago.

Neï la fixa avec des yeux ronds. La vieille sorcière frappa sa pipe sur une pierre chaude près du feu pour en extraire les restes calcinés de l’herbe à fumer.

– Demain, nous nous occuperons des préparatifs. Tu commenceras le rite le jour suivant. Et je te conseille de bien manger ce soir, car, après cette nuit, tu devras t’abstenir d’avaler quoi que ce soit sans mon consentement. Je t’ai préparé un breuvage pour la journée. Tu n’auras droit qu’à ça !

Ix Chel attrapa d’autorité un plat sur sa droite qu’elle plaça sur la pierre chaude. Bientôt, une bonne odeur de viande aux herbes parfuma la cabane, provoquant des borborygmes dans le ventre de Neï. La vieille sorcière n’attendit pas que la jeune fille se sustente, elle s’allongea sur la couverture de peau derrière elle, les bras le long du corps, et ferma les yeux. Des ronflements sonores s’élevèrent à intervalles réguliers.

Neï s’installa en tailleur, le plat fumant posé entre les jambes sur un cuir épais, et elle s’empiffra pour faire taire ses pensées. Malheureusement, dès qu’elle fut rassasiée, une multitude de questions assaillirent son esprit. Quand allait-elle pouvoir retourner dans la mystérieuse grotte ? Qu’y trouverait-elle ? Que vivrait-elle lors de son imago ?

Une fois sur sa couche, les bras croisés derrière la tête, Neï prit la décision de se rendre seule la nuit prochaine dans les profondeurs de la montagne Sacrée. Le W’amu serait là, mais comme personne ne l’accompagnerait, elle ne dirait rien. Il fallait juste qu’elle se procure discrètement deux fleurs-soleil supplémentaires et des torches.

Elle regarda le corps de la sorcière maintenant enroulé dans ses fourrures. Elle se doutait bien que la vieille femme devinait ce qu’elle avait en tête, mais elle ne pouvait se résoudre à le lui dire en face, comme si un accord tacite avait été conclu entre elles.

Étrangement, Neï dormit profondément. Aucun cauchemar ne vint la tarauder.

Elle se réveilla en pleine forme… mais affamée ! Malheureusement, elle eut juste le droit d’avaler le breuvage sucré et brûlant que Ix Chel lui avait concocté. Elle observa la vieille sorcière s’agiter dans tous les sens, fouillant dans ses plantes, triant des racines, empilant divers pots et paniers, rassemblant tout ce dont elle avait besoin pour préparer l’imago de Neï.

De son côté, celle-ci restait tranquille et tentait de ne montrer aucun signe d’excitation, malgré l’ébullition de son cerveau.

Ix Chel eut la délicatesse de prendre son déjeuner, une fois n’est pas coutume, avec les autres membres du clan, laissant seule sa protégée.

Neï en profita pour s’esquiver, et elle se glissa dans la hutte où étaient entreposés outils et divers matériels, y déroba des torches et des fleurs-soleil qu’elle laissa sous l’astre brûlant à quelques mètres du camp d’été. De retour dans la cabane, elle tourna en rond dans l’unique pièce, se demandant quoi faire.

Il fallait qu’elle s’occupe !

Elle n’avait pas le droit de côtoyer le clan la veille de l’imago, aussi poussa-t-elle un long soupir plaintif… lorsqu’une idée lui vint. Elle jeta un œil par la fenêtre : personne aux alentours. À pas lents, elle se dirigea vers le mur où la vieille sorcière stockait ses potions.

Elle s’agenouilla et choisit un récipient au hasard, en ôta le couvercle, l’approcha de ses narines et l’écarta vivement. L’odeur qui s’en dégageait était infecte ! Elle fit de même avec d’autres qui exhalaient des senteurs plus douces, puis elle remit le tout soigneusement en ordre et passa aux paniers débordant de plantes et de racines. Une à une, elle les caressa, les huma, les observa longuement.

Neï mémorisait avec une facilité incroyable chaque son, chaque odeur, chaque vision, chaque goût, chaque texture, aussi, après avoir senti les potions puis les plantes, elle était capable de les associer et de retrouver dans quelle préparation telle plante ou telle racine avait été utilisée.

Grâce à ce petit jeu, elle patienta un bon moment, néanmoins, il restait encore beaucoup de temps avant que le soleil se cache à l’horizon. Elle décida donc d’aller s’exercer au tir à l’arc avec les dernières flèches que sa sœur avait fabriquées.

– Ne t’éloigne pas trop ! signala Ix Chel, les mains sur les hanches.

Neï ne l’avait même pas entendue entrer. Elle masqua sa surprise par une grimace comique qui ne décontenança pas la vieille sorcière, bien au contraire, une lueur espiègle s’afficha dans son regard, d’ordinaire usé par le temps, mais lorsque cette lueur disparut, les traits de son visage se durcirent. Neï se figea.

Les yeux de l’ancêtre étaient rivés sur les pots et les paniers de plantes.

– Maintenant, on est quittes, Neï, fille de Yon. J’ai fouillé dans tes affaires, toi dans les miennes. À partir de cet instant, si tu veux savoir quelque chose, demande-le-moi, et je te répondrai en toute franchise, dans la limite de mes moyens, mais je ne veux plus d’hypocrisie !

Neï aurait voulu être à des kilomètres de là. Ix Chel était impressionnante de colère et semblait transpercer le corps de la jeune fille par la seule force de son regard.

– Promis, fit elle d’une voix qu’elle ne reconnut pas elle-même.

Fébrilement, elle rassembla ses flèches dans son carquois, cala son arc dans son dos et sortit. L’air chaud et lourd la fit suffoquer. Elle accéléra le pas pour s’enfoncer le plus vite possible dans la forêt, là où elle serait accueillie par une fraîcheur nécessaire pour retrouver ses esprits. Elle marcha longtemps, d’un pas agile malgré la végétation d’une densité déconcertante, en parfaite harmonie avec son environnement.

Neï s’arrêta enfin dans une clairière, au milieu de laquelle se dressait un rocher. Elle resta immobile jusqu’à sentir les vibrations de la nature se faufiler dans ses veines. Elle inspira profondément en fermant les yeux. Quelques insectes voletèrent à ses oreilles, frôlant sa peau. Un léger souffle d’air balaya une mèche échappée de sa savante coiffure. Les cris des différents animaux s’orchestraient avec le chant des feuillages épais secoués par le vent.

 Neï expira enfin et, seulement une fois que ses poumons furent vides, elle rouvrit les yeux. Sa main droite caressa le bois de son arc avant de le faire glisser de son épaule, elle encocha une flèche, ses muscles saillirent dès qu’elle banda son arme. Elle ferma un œil, se tourna de profil et visa le rocher.

La flèche partit dans un bref sifflement et se planta dans la pierre en vibrant.

Elle s’approcha de la cible et batailla pour la déloger.

La pointe était intacte. Aucune éraflure ni fissure. Le talent d’armurier de sa sœur était exceptionnel ! Neï se dit que jamais elle n’arriverait à atteindre son niveau…

Elle recommença avec une autre flèche, mais en s’éloignant au maximum.

Elle visa le même endroit et tira.

La flèche se planta deux centimètres plus haut que la première fois.

Neï sortit une autre flèche de son carquois, l’encocha et avança de deux pas.

Tir.

Une autre flèche.

Deux nouveaux pas en avant.

Tir.

Une autre flèche.

Encore deux pas en avant.

Tir.

Elle faisait mouche à chaque fois et les pointes ne subissaient aucun dommage, cependant la roche était d’une extrême dureté.

Neï baissa son arc en tremblant. Elle ne s’était pas aperçue que son visage était baigné de larmes, oppressée par un flot de souvenirs. Elle revoyait les yeux de sa sœur brillant de bonheur, elle entendait son rire, elle sentait son parfum…

La jeune fille s’assit dans l’herbe et pleura un longuement.

L’obscurité naissante de la forêt annonçait l’imminente disparition du soleil. Neï rassembla ses flèches dans son carquois et pendit son arc à son épaule.

Elle devait récupérer les fleurs-soleil et compta qu’il lui faudrait deux heures pour atteindre la montagne Sacrée.

Il était temps de revenir au camp.

Elle se mit en route.

Chapitre 13

– Je viens explorer la deuxième grotte, annonça Neï au W’amu. Je ne veux pas te déranger.

Tant que tu me laisses dormir, répondit le W’amu en se recouchant sur le flanc, tête repliée contre son ventre.

Une fois dans la seconde grotte, Neï prépara ses cordes et protections corporelles sous la lumière d’une des fleurs-soleil qu’elle avait accrochée à ses cheveux. Avec une intense excitation, elle escalada la colonne, puis elle s’engagea dans l’étroit passage, impatiente de découvrir ce qu’il se cachait là. Elle dut ramper un moment avant de se retrouver à l’air libre…

À l’air libre ?!  

Elle resta un moment déboussolée, en équilibre sur une corniche à flanc de la montagne Sacrée, la voûte étoilée du ciel nocturne scintillant au-dessus de sa tête.

Elle avait fait tout ça pour rien ? Juste pour se retrouver dehors, dans la direction du camp d’été ?

Impossible !

Sa sœur n’aurait eu aucun intérêt à cacher une si piètre découverte !

Sous la clarté laiteuse de la lune, Neï scruta la paroi, à la recherche d’un autre passage ou d’un indice qui lui montrerait que sa quête n’avait pas été vaine. Elle faillit abandonner lorsque, allongée à plat ventre, elle aperçut sous elle des crochets et des pics disposés tel un escalier. Elle laissa prudemment pendre sa jambe dans le vide pour tâter du bout du pied l’une des prises, et en vérifia la solidité.

Rassurée, elle entama la descente qui s’avéra délicate malgré la fleur-soleil et les rayons de lune, car la nuit collait au paysage.

Enfin, elle atterrit sur une plate-forme, qui lui permit de reposer ses membres ankylosés. Là, elle distingua une ouverture qui trouait la montagne par laquelle elle s’engouffra précautionneusement, puis elle sortit de son sac deux torches qu’elle planta dans le sol après les avoir allumées.

Sous ses yeux ébahis naquit, en contrebas, une grotte immense qui révéla toute sa splendeur sous cette luminosité dansante. Manifestement, l’endroit avait été habité dans le passé, mais dans un passé très lointain, car plus Neï observait, plus elle se rendait compte qu’elle avait devant les yeux des dessins d’un autre temps, des colonnes et des aménagements d’une vie révolue.

Elle descendit un long escalier d’obsidienne.

Un courant d’air frais la fit frissonner… Ou était-ce l’ivresse de cette découverte ?

Elle n’avait que très peu de temps pour explorer, aussi ne s’attarda-t-elle pas sur les intriguantes fresques qui auraient pu la renseigner sur le peuple qui avait vécu en ces lieux. La grotte était vaste. Si vaste qu’on pouvait s’y perdre. Mais son instinct la conduisait.

Elle traversa plusieurs salles en enfilade, dépassant des alcôves où elle put discerner des bassins vides, les dessins, de plus en plus nombreux, ensevelissaient les parois sous des scènes étranges.

– La grotte mortuaire… chuchota Neï impressionnée.

L’endroit était jonché d’éclats de poterie, de bouts de tissu, de lambeaux de peaux tannées et peintes, de flèches brisées, de fragments de bijoux, plumes et coquillages, entassés près d’ossements parfaitement conservés. Elle constata également que c’était l’unique salle parée de miroirs d’obsidienne.

Neï s’arrêta pour boire. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle marchait. À l’évidence, depuis un long moment, et le cœur de la montagne Sacrée se révélait bien plus vaste qu’elle ne l’avait imaginé, toutefois, elle voulait poursuivre son exploration, car elle tenait au moins à découvrir où menait le chemin qu’elle suivait sans relâche en se fiant à son intuition. Elle n’en oubliait pas pour autant son imago si proche.

Elle reprit sa marche épuisante, laissant derrière elle la grotte mortuaire, et traversa une autre salle dont le sol était plus meuble, moins tassé par les passages fréquents des anciens habitants. Elle s’arrêta soudain devant une paroi infranchissable. La grotte s’arrêtait là ?

La luminosité de la fleur-soleil accrochée à ses cheveux faiblissant, elle alluma une torche et leva le bras. La paroi incrustée de mica scintilla de mille étoiles.

Sauf à un endroit, perché si haut que Neï soupira. Elle allait devoir escalader cette paroi pour atteindre ce nouveau passage. Mais en était-ce un, au bout du compte ?

Elle inspira une grande goulée d’air tout en déliant ses phalanges engourdis par le froid humide qui régnait dans la grotte. Elle fixa une deuxième fleur-soleil sur son crâne et enfonça la torche entre deux roches. Ses doigts effleurèrent la paroi, à la recherche d’une bonne prise, ses pieds suivirent par automatisme. La fatigue et la faim contrariant ses mouvements, elle se morigéna soudain de s’être lancée dans une telle aventure alors que son corps était affaibli par le manque de nourriture.

Neï grimaça. Inutile d’avoir de telles pensées. Elle était là. Point. Autant continuer !

Arrivée sous ce qu’elle espérait être un accès vers une autre salle, les muscles douloureux, elle se cala contre la roche glacée pour se reposer un instant, puis elle tâta les bords de l’ouverture. Une poignée de cailloux roulèrent sous sa paume. Elle poussa sur ses pieds et se hissa dans le passage qui n’était autre qu’un boyau sombre et étroit.

Toute cette souffrance pour ça ! Découragée, Neï sentit les larmes affluer. Elles les chassa d’un geste rageur et décida de rebrousser chemin.

Un bruit sourd, provenant du bout du tunnel, l’immobilisa.

Un animal ?

Ou alors était-ce tout simplement la montagne Sacrée qui l’invitait à continuer son exploration ?

Un autre bruit.

À peine plus fort que le précédent.

Un sursaut d’adrénaline réveilla le corps de Neï qui s’enfonça en rampant dans ce goulet, lequel rétrécissait au fur et à mesure, comme si le passage avait été bouché puis déblayé à la hâte. Elle distingua une faible luminosité au bout du tunnel.

De nouveau ce bruit.

Plus proche cette fois.

Plus net aussi.

Elle frissonna.

De ce frisson glacé qui parcourt la colonne vertébrale et vous glace les os, provoquant une fine pellicule humide et collante sur le front, la nuque et entre les seins.

Un raclement étouffé s’éleva pour se transformer en grognement.

Neï paniqua.

Elle ne pouvait effectuer un demi-tour en urgence, elle avait tout juste la possibilité de faire marche arrière sur quelques mètres avant de pouvoir se retourner. Si danger il y avait, elle ne pourrait donc pas s’échapper.

Malgré la peur et l’épuisement qui l’envahissaient, elle rassembla sa volonté farouche de poursuivre et faire face au danger. Elle contracta alors ses orteils pour se donner une certaine impulsion, ses doigts agrippèrent les parois qui lui déchirèrent la peau, et elle se tortilla pour extraire ses épaules de l’étroitesse du goulet.

Celui-ci s’élargit et se mit à descendre subitement.

Neï continua en soufflant. La lumière qu’elle avait discernée s’accrut. Elle s’arrêta un instant, torse appuyé contre le sol, pour tendre l’oreille, mais le bruit qui l’avait intriguée et effrayée ne s’était pas renouvelé. Elle ne percevait que les sons naturels : les échos de l’humidité qui gouttait, le sifflement du vent qui parvenait à s’engouffrer par des interstices invisibles, sa propre respiration, les battements de son cœur.

Elle rampa encore un peu pour atteindre l’issue, lorsque le sol céda sous elle.

Neï tomba, tête en avant, ses mains tentant désespérément de se rattraper à quelque chose, et, accompagnée par une avalanche de gravats, elle eut juste le temps de se mettre en boule pour atterrir sur le flanc gauche, les bras protégeant sa tête. Elle grogna et se redressa tel un ressort, tous les sens aux aguets. Elle baissa sa garde une fois certaine qu’elle était seule.

Et elle le vit.

Un coffre. Immense. Appuyé contre une paroi.

Un coffre T’sur.

Elle s’en approcha. Prudemment. Elle n’osait le toucher. Une petite plaque de métal encadrait un anneau, l’ensemble était rouillé. Du bout des doigts, Neï tenta d’actionner l’ouverture. Rien. Elle insista. Vainement.

Elle secoua la tête, déçue. Elle n’avait plus le temps, mais elle se promit de revenir.

Neï escalada les gravats et disparut dans le goulet.

Chapitre 14

Le jour se levait quand Neï put enfin se glisser dans sa couche, après avoir jeté un œil à Ix Chel, qui ronflait, tournée contre le mur. Elle ne savait pas comment elle avait réussi à rentrer et se demandait encore comment ses jambes avaient pu la porter jusqu’au camp d’été. Son esprit était cotonneux et lui envoyait des pensées totalement incohérentes.

Elle avait quand même pris le temps de se laver à la rivière, de changer de tunique dans l’atelier de sa sœur, où quelques vêtements demeuraient encore, et de se recoiffer avec beaucoup de mal.

Ses yeux se fermèrent et elle chavira dans un sommeil profond.

Quand une main secoua son épaule, Neï émergea difficilement, comme si elle n’avait dormi que cinq minutes.

– Je t’ai laissé toute la journée pour récupérer, Neï, fille de Yon, maugréa Ix Chel. Le soleil descend du sommet de la montagne Sacrée et il est temps pour toi d’entamer le rite de l’imago. Debout !

Neï s’étira. Ses muscles douloureux lui arrachèrent une grimace. Elle examina sa hanche où s’étalait un énorme hématome. La jeune fille avait beau savoir tomber en souplesse, la roche n’avait pas la réputation d’avoir le confort de la mousse !

Elle dirigea son regard vers la vieille sorcière qui, accroupie, s’affairait à racler finement une racine à la forme étrange.

– Ix Chel, nous devons parler…

– Pas maintenant ! répondit la sorcière en crachant dans un récipient de terre.

– C’est très important, implora Neï.

– Oui, je le sais, seulement ce n’est pas le moment. Nous parlerons après ton imago. Le temps ne nous est pas encore compté.

– Bien, accepta la jeune fille à contrecœur, mais intriguée par la réponse énigmatique de Ix Chel.

– Viens près de moi, dit l’ancêtre d’une voix radoucie, je vais te recoiffer.

Neï rejeta la couverture et s’agenouilla docilement devant Ix Chel.

– C’est la dernière fois, bientôt, tu seras une femme.

Oui, c’était la dernière fois qu’elle se prêtait à ce rituel qui indiquait à tous qu’elle n’était encore qu’une adolescente.

Elle s’abandonna aux mains expertes en fermant les yeux.

– Voilà ! annonça Ix Chel au bout d’un long moment.

Neï se redressa et aida la vieille femme à en faire autant.

– Enfile ton costume de cérémonie et rejoins-moi dans la chambre de l’entre-deux-mondes, dit Ix Chel en sortant de la maison.

La chambre de l’entre-deux-mondes – ni le monde des vivants ni celui des morts – était une grande construction circulaire et semi enterrée où étaient organisées les cérémonies initiatiques. Tout un clan pouvait s’y réunir et les murs symbolisaient les parois du monde.

Neï grimpa sur le toit plat qui présentait deux orifices : un large  par où s’évacuait la fumée et un autre d’où descendait une échelle qu’elle emprunta pour se rendre dans la chambre de l’entre-deux-mondes.

Bien que la pièce fût grande, plus de trente mètres de diamètre, elle eut l’impression d’étouffer en voyant le nombre de personnes agglutinées sur les banquettes de pierre. Une partie du clan était là – les plus âgés et les plus influents ; ils portaient tous les mêmes costumes et les mêmes masques dénués d’expression.

Seule Ix Chel avait le visage découvert et se différenciait par sa tenue de sorcière, une longue tunique noire uniquement ornée d’os et de plumes.

Une belle flambée crépitait au centre de la pièce.

Neï frissonna d’appréhension, assaillie de vertiges dus à l’affaiblissement de son corps par le jeûne et l’exploration de la montagne Sacrée. En silence, Ix Chel lui prit le bras et l’installa sur un tas de fourrures près du brasier. Dix personnes se levèrent aussitôt et, de sous leur costume, sortirent des petits tambours, des flûtes et des maracas pour entamer une douce mélopée.

La main de la vieille sorcière farfouilla dans un sac de peau suspendu à son cou et en sortit une pincée de copeaux d’un blanc laiteux.

– Ce bois sacré utilisé pour l’imago, la racine d’iboga, te permettra de te découvrir, dit Ix Chel. Mastique bien. Tu dois beaucoup saliver pour tout avaler.

Neï s’exécuta, mais l’amertume de cette racine était telle qu’elle faillit tout recracher. Elle se retint et mâcha longuement, les yeux brillant de larmes et les traits déformés par plusieurs grimaces incontrôlables. Enfin, elle avala les copeaux devenus bouillie, les doigts crispés sur les fourrures pour réprimer un haut-le-cœur.

– Bien, la félicita Ix Chel.

Puis l’ancêtre se mit à chantonner au rythme de la musique.

Neï écoutait sans vraiment percevoir le sens de ce chant. Au bout de quelques minutes, elle ressentit des fourmillements dans la plante des pieds, les paumes, puis tout le corps.

– Tiens !

Neï leva les yeux vers Ix Chel qui lui présentait une autre pincée d’iboga. Elle ouvrit la bouche avec dégoût. Mâcha. Un vrai supplice. Quand elle l’avala, un spasme violent arqua son corps. Les fourmillements furent remplacés par d’intenses vibrations.

Elle ne quittait pas les flammes du regard, mais sa vision s’altérait.

Une nouvelle dose de racine fut suivie d’une violente nausée.

La vieille sorcière palpa les poignets de Neï. Vérifia ses pupilles. Administra une autre pincée d’iboga. Plus importante que la précédente.

Cette fois, Neï crut que c’était son estomac entier qu’elle allait expulser, tellement il protestait. Combien de temps ce calvaire allait-il durer ? Une éternité, selon elle.

– La mort de l’enfance va commencer, Neï, fille de Yon.

Un énorme phosphène s’imposa soudain à elle. Était-ce dû aux flammes ? Il tournoya dans l’air et se transforma en roue dentelée. Neï sentit son corps tourner sur lui-même à une vitesse défiant l’entendement.

Encore une violente nausée.

Neï vomit à s’en arracher les tripes.

Elle perçut, l’espace d’un instant, que la musique avait changé de rythme. Ou de sonorité ?

Elle se força à regarder les masques sans vie.

Un arc musical vibrait entre les mains d’un musicien.

Plusieurs corps dansaient de façon désordonnée.

Chose étrange, une certaine énergie traversait tout son corps, la maintenant éveillée.

Elle eut un mouvement de recul lorsque Ix Chel plongea à nouveau la main dans son petit sac.

– Non, murmura la jeune fille faiblement. Plus d’iboga. Pitié…

La vieille sorcière ignora sa supplique et introduisit de nouveaux copeaux de racine dans sa bouche. Une dose moins forte toutefois. Neï mâcha encore et encore, les ongles enfoncés dans ses paumes.

Alors qu’elle avalait l’infâme mixture, un long sanglot incontrôlable la secoua, suivi de tremblements incoercibles.

Le froid l’enveloppait. Elle claqua des dents.

Elle tenta de rabattre une fourrure sur son corps, mais sans succès.

Ix Chel effleura le front de sa progégée, puis avec une aiguille piqua sa cuisse pour vérifier son degré de sensibilité. Neï sursauta sous la douleur.

Ses pleurs furent remplacés par des rires hystériques.

Une intense chaleur se propageait maintenant dans tout son être.

Elle haleta.

Si fort qu’elle crut étouffer.

La première étape de l’imago – la petite mort de l’enfance – se poursuivit ainsi pendant des heures durant lesquelles Neï ingurgitait cette racine immonde, vomissait, recrachait son enfance, tremblait de froid ou suffoquait de chaleur, pleurait, riait…

Le passé, le présent et le futur n’existaient plus.

Elle se trouvait dans un monde impalpable, la musique l’enveloppait, les mouvements des danseurs la soutenaient sans relâche, et Ix Chel, à ses côtés, vérifiait les signaux vitaux de son corps en le piquant régulièrement à plusieurs endroits.

Neï allait maintenant errer dans l’entre-deux-mondes pour trouver la voie de sa nouvelle vie et renaître en adulte.

Un autre phosphène apparut, occupant intégralement son champ visuel. L’éclat lumineux se transforma en une image floue qui se fit de plus en plus nette. Une deuxième image se superposa à la première. Puis une autre et encore une autre. Un kaléidoscope d’images défilèrent, impossibles à décrire tant elles disparaissaient rapidement.

Neï ressentit une piqûre sur sa jambe, si légère qu’elle n’eut aucune réaction. Elle se contenta de regarder l’aiguille plantée dans sa cuisse.

Ix Chel sourit.

– Bien ! Tu es prête, fille de Yon.

Elle n’existait plus en tant que personne, mais uniquement en tant qu’esprit.

Son prénom ne pouvait donc plus être prononcé. Elle était devenue un être immatériel qui ne pouvait parler. Qui ne pouvait marcher. Elle avait tout perdu et devrait tout réapprendre.

La vieille sorcière appuya sur le front de la fille de Yon pour l’obliger à rester allongée sur les fourrures. Aussitôt, quelques membres du clan s’approchèrent et la soulevèrent. Les murs de la chambre de l’entre-deux-mondes défilèrent sous ses yeux, remplacés rapidement par la pénombre d’un très long souterrain.

Enfin, le bercement du transport cessa. On la posa à terre. La fille de Yon sentit les aspérités du sol sous son dos. Des lamentations s’élevèrent, tandis que les membres du clan s’en allaient en courbant les épaules, comme ils l’auraient fait pour un deuil.

Une fois qu’elles furent seules, Ix Chel se pencha vers la fille de Yon, libéra ses cheveux et ôta ses vêtements, salis de transpiration et de vomi, qu’elle jeta dans les flammes d’un feu crépitant.

Depuis combien de temps brûlait-il ? Qui l’avait entretenu ?

Mais la fille de Yon ne savait plus parler.

La grotte dans laquelle elle se trouvait représentait la bouche d’un monstre. Si elle réussissait l’imago, il la recracherait dans le monde des vivants. Sinon, il l’avalerait et elle chuterait dans le monde antérieur.

Pour le moment, elle devait se préparer aux visions qui allaient s’imposer à son esprit pour qu’elle trouve sa voie.

Avec de la racine d’iboga pour toute alimentation.

***

La fille de Yon passa la journée dans un état comateux. Elle était consciente et, en même temps, il lui semblait errer dans un monde différent où régnait le silence, comme dans un rêve éveillé.

Son corps nourri de racine d’iboga ne percevait ni faim ni fatigue, juste d’horribles spasmes qui lui tordaient le ventre. Son cerveau continuait à se vider de tout ce qu’il avait appris jusqu’à présent et cela la plongeait dans un grand désarroi.

Heureusement, Ix Chel était constamment près d’elle.

Les premières visions se manifestèrent par des apparitions aléatoires, vives, sans aucun lien les unes avec les autres.

La toute première apparition cohérente, celle qui marqua la fille de Yon, fut celle d’une multitude d’espèces d’animaux menaçants qui se séparaient, puis se mêlaient à nouveau, avec une rapidité saisissante. Elle sursauta lorsqu’un T’sur se fondit dans cette masse sauvage.

Puis un masque terrifiant se matérialisa en pulsant devant elle, pour laisser la place à un homme armé. Son arme s’évanouit et se changea en un parchemin à l’alphabet inconnu.

Elle cherchait en vain la signification de ses visions.

Soudain, elle se trouva face à un coffre géant. Sur le couvercle se tenait un monstre affreux aux gros yeux globuleux et aux membres d’acier. La fille de Yon voulait voir ce que contenait le coffre. Elle devinait qu’à l’intérieur se trouvait une partie d’elle, celle qui lui manquait pour trouver son moi adulte. Alors elle se battit contre le gardien du coffre avec une force dont elle ne se croyait pas capable.

Le monstre était coriace.

La fille de Yon aussi.

Mais son souffle diminuait.

C’est alors qu’une entité lumineuse s’interposa et fondit sur le gardien du coffre qui explosa en mille lucioles ; puis elle s’évapora dans le ciel. À ce moment, la jeune fille sut qu’elle était protégée par des forces très puissantes. Le couvercle se souleva de lui-même, laissant s’échapper un courant d’air qui caressa ses cheveux et son front…

… et tout devint noir…

Quand la fille de Yon reprit conscience, elle était enveloppée d’une sorte de brouillard épais à l’odeur entêtante.

Ix Chel s’activait autour d’un récipient en terre d’où sortait de la fumée et psalmodiait des paroles étranges.

Le corps de la jeune fille se détendit et son esprit s’apaisa.

Toutefois, son cœur restait lourd.

Elle ferma les yeux, en proie à une intense tristesse. Elle vit sa sœur et sa mère. Cette dernière n’avait pas de visage puisque la jeune fille ne l’avait jamais vue. Mais elle savait que c’était elle. Toutes deux étaient logées près de son plexus solaire, en elle, et l’aidaient à expulser son passé. D’un coup, toutes les émotions que la jeune fille avait refoulées éclatèrent et elle pleura longuement.

Quand le torrent de larmes se tarit, la vision du coffre s’imposa de nouveau. Le couvercle ouvert libérait une intense lumière blanche, envahissant la fille de Yon pour évacuer tensions et blocages psychologiques accumulés depuis des jours.

Un nettoyage complet de son organisme et de son esprit.

– Bien ! la félicita Ix Chel.

La jeune fille sursauta. Elle regarda la vieille sorcière comme si elle ne la connaissait pas. Une brusque montée d’énergie traversa ses pieds, remonta dans ses jambes pour aller s’accumuler dans la région de son cœur et y stagna.

Il faisait chaud.

Beaucoup trop chaud.

La fille de Yon écarta les fourrures qui l’enveloppaient. Sa peau était luisante de transpiration. L’énergie enflait toujours dans son cœur, l’asphyxiant. Les yeux grands ouverts, elle commença à paniquer, toutefois elle ne pouvait ni appeler ni crier, ses membres étaient paralysés.

Une main fraîche se posa sur son front. La fille de Yon bascula en arrière et sa tête s’appuya contre le sol. La main descendit sur sa tempe puis sur son épaule pour s’arrêter sur son cœur. Son rythme cardiaque se calma. Sa respiration se fit plus régulière. Envahie par un profond soulagement, elle inspira une grande goulée d’air qu’elle expira avec bonheur.

Ix Chel la laissa se reposer deux minutes et revint avec un récipient contenant une poudre blanche. Elle trempa ses doigts dans l’eau d’un bassin près d’elle et ensuite dans la poudre qu’elle étala sur le visage de la fille de Yon, jusqu’à ce qu’il devienne un masque.

– Penche-toi au-dessus de l’eau et regarde les Anciens, dit Ix Chel en remuant la surface liquide du bout de l’index. Demande-leur si tu as réussi l’épreuve.

La jeune fille se pencha au-dessus du bassin. Son reflet trembla un moment, dénaturant son visage masqué en une forme zigzagante. Quand l’eau s’apaisa, elle reconnut à peine ses traits et son regard devenu sérieux, puis plusieurs visages profondément ridés se superposèrent. Ils souriaient tous en même temps. Subitement, Ix Chel lui plongea la tête dans l’eau pour ôter le masque.

– Tu es maintenant adulte, fille de Yon, déclara la vieille sorcière en crachant dans le feu.

La jeune fille releva la tête et la regarda, le visage dégoulinant.

– À présent, il te reste à apprivoiser ton nouvel état. Pour cela, je te laisse trois lunes. La dernière sera le moment où le clan de Lik se préparera pour la longue marche du retour à la montagne du Soleil. Nous t’accueillerons dans le monde des adultes avant notre départ.

Ix Chel ouvrit l’amulette qu’elle avait attachée autour du cou de la fille de Yon et en sortit une racine mauve.

– Sa couleur est de bon augure, approuva-t-elle. Mange.

La jeune fille obéit avec réticence. Elle en croqua un morceau en grimaçant et eut la surprise de découvrir une saveur sucrée et délicieuse.

– Tu es de nouveau Neï, fille de Yon. Bonne chance.

Alors, Ix Chel disparut.

Après avoir terminé son morceau de racine, Neï se redressa en s’étirant. Voûtée et à pas lents, elle sortit de la grotte. Le soleil se levait. L’air était doux. Le dos toujours courbé, elle retourna s’allonger sur les peaux. Elle s’endormit après avoir passé presque trois nuits blanches.

Il lui fallut deux jours pour récupérer.

Chapitre 15

Les semaines passèrent au rythme de la chasse, de la pêche, des purifications et de la fabrication d’armes.

Neï ne pensait même plus à l’imago et à ce qu’elle avait vécu avec Ix Chel, les visions, l’horreur de l’iboga dans son organisme. Elle ne pensait pas non plus au clan, même si elle n’avait évidemment pas oublié la découverte du coffre dans la montagne Sacrée.

Elle vivait au jour le jour, accaparée totalement par son nouvel état, et elle était si bien dans cette solitude qu’elle en oubliait de guetter le signe. Celui qui annoncerait qu’elle était prête à réintégrer son peuple.

Aussi, quand celui-ci se manifesta, elle fut presque déçue que ce fût si tôt.

Au bord d’un trou d’eau, accroupie, entièrement nue, Neï fixait l’étendue liquide aussi lisse qu’un miroir. Elle ne pouvait détacher son regard du reflet de la jeune femme qu’elle était devenue en l’espace de si peu de temps. Les traits de son visage plus marqués et ses joues légèrement creusées lui donnaient l’allure d’une guerrière.

 Sa vision se brouilla à force de fixer son reflet. Elle cligna des yeux puis frissonna sous un coup de vent qui lui ébouriffa les cheveux et frisa la surface de l’eau. Une plume s’y déposa, troublant le miroir en une multitude d’ondes concentriques.

Neï leva la tête.

Un K’ya tournoyait au-dessus d’elle. Il descendit en spirale et se posa sur une roche en face d’elle. Ses longues ailes soigneusement repliées, il se pencha pour boire.

La plume se déplaça sur l’eau jusqu’à toucher les orteils de Neï.

Elle retint sa respiration et évita de faire tout mouvement susceptible d’effrayer le rapace.

Une fois désaltéré, le K’ya se redressa. Il scruta la jeune femme. Il désirait visiblement qu’elle comprenne quelque chose.

Neï avisa la plume qui lui chatouillait maintenant le dessus du pied droit, et son regard fut attiré par son reflet que l’eau, redevenue calme, lui renvoyait.

Ses yeux s’écarquillèrent de surprise.

Son apparence avait changé ! Sa longue chevelure était coupée en dégradé sur le devant, tandis que des mèches plus longues descendaient jusque sur ses cuisses repliées sous son ventre. Un os, incrusté dans sa chair, ornait son arcade sourcilière gauche et un autre apparaissait au tragus de son oreille droite. Une large cicatrice barrait son menton boudeur.

Un cri aigu la rappela à l’ordre.

Le K’ya s’impatientait.

Sa tête oscilla d’avant en arrière en trois mouvements saccadés.

Sans le quitter des yeux, Neï avança la main vers la plume. Lorsque ses doigts s’en emparèrent, les ailes du rapace s’ouvrirent largement et battirent l’air plusieurs fois, plissant la surface de l’eau.

Le reflet de la jeune femme disparut avec le K’ya qui avait pris son envol.

La plume entre le pouce et l’index, Neï ne bougeait plus, totalement pétrifiée : elle venait de se voir en deuil…

Le froid la saisit, lui rappelant sa nudité. Elle se redressa en s’étirant, se rhabilla et prit le chemin de la grotte. Il était temps pour elle de retrouver son peuple.

Après l’avoir examinée un moment, Neï accrocha la plume de K’ya dans ses cheveux. De qui allait-elle porter le deuil ? Elle devait questionner Ix Chel.

Mais elle voulait rendre visite au W’amu avant de réintégrer le clan, et déposer dans sa grotte quelques affaires pour une prochaine expédition.

***

Neï marcha deux bonnes heures avant d’arriver devant la caverne du W’amu. Déserte. Elle s’attaqua immédiatement au nettoyage des excréments, puis elle sélectionna les écailles qui pourraient lui être utiles.

– Cela faisait longtemps, sœur de Shin.

Neï se retourna. D’un revers de main, elle chassa les cheveux qui lui tombaient devant le visage et essuya son front moite. Le W’amu avançait doucement vers sa couche. La jeune fille s’écarta.

– Je suis désolée, je devais passer un rite…

– As-tu réussi ?

– Oui, répondit fièrement Neï. Je suis une adulte maintenant. Enfin… presque. Il me reste à être acceptée par mon peuple lors d’une ultime cérémonie.

Le W’amu se coucha sur le flanc.

– Où sont tes petits ? s’étonna Neï.

– Ils se dégourdissent les pattes dans la forêt. Moi, je suis fatiguée.

Sa grosse tête sur ses membres avant, le W’amu souffla bruyamment, provoquant un nuage de poussière.

– Qu’as-tu découvert durant ta dernière exploration ?

– Un coffre, répondit-elle évasivement.

Le W’amu ne fit aucun commentaire, comme si elle s’attendait à la réponse.

– Je reviendrai dans quelques jours, avertit Neï. Tu m’autorises à laisser mes affaires dans un coin de ta grotte ?

– Oui. Prends soin de toi, car de lourdes épreuves t’attendent.

– Que veux-tu dire ?

Tu le découvriras bien assez tôt…

La jeune femme haussa les épaules et partit.

Chapitre 16

Neï arriva au camp d’été avec les dernières lueurs du soleil. Ix Chel avait déjà tout préparé pour la cérémonie d’acceptation, ce qui la fit sourire. Un feu brûlait au centre de l’A’vik, Lik était parée de son costume bleu et, dans l’atelier de sa sœur, tout était rangé et plié.

Elle se rendit au foyer d’Eam pour voir sa nièce, et fut surprise et attendrie de constater à quel point elle avait grandi. Son éveil se reflétait dans ses grands yeux noirs comme dans la vivacité de ses mouvements. Par signes, Neï fit comprendre à Eam qu’elle récupérerait Sih, hors des tétées, maintenant qu’elle effectuait des nuits complètes.

Puis elle chercha Jynx, mais sans succès. Elle savait pourtant qu’elle n’avait pas le droit de parler à quiconque avant la fin de la cérémonie, néanmoins elle fut déçue de ne pas le croiser.

Elle retourna dans la cabane de la vieille sorcière en traînant les pieds, une moue plissant son menton, et Ix Chel l’accueillit le regard moqueur. D’un mouvement de tête, elle l’invita à se changer et lui tendit une longue tunique de peau rouge prouvant sa réussite, sans ornements, ses cheveux comme seule parure. Ix Chel s’approcha de Neï, passa ses mains ridées dans sa chevelure pour détacher la plume de K’ya. Elle ne pipa mot, toutefois, ses yeux trahissaient son étonnement et son impatience d’en savoir plus. La plume fut déposée sur les vêtements de Neï et y resterait jusqu’à ce qu’elle puisse la récupérer.

Elles sortirent ensemble. Le clan silencieux attendait autour du feu. Ix Chel choisit deux plantes dans le panier aux pieds de Lik, puis, imitée par Neï, elle baissa la tête, signifiant que les tambours pouvaient commencer leur lancinante musique.

– Nous accueillons aujourd’hui Neï, fille de Yon et femme du peuple K’awil, proclama Ix Chel.

Elle broya les feuilles qu’elle tenait dans ses mains et les jeta en pluie dans un récipient d’eau bouillante. Une fois l’infusion prête, elle en remplit une tasse et la tendit à la jeune fille devenue femme qui but à petites gorgées. Quand celle-ci reposa la tasse vide, Ix Chel hocha la tête, visiblement satisfaite. Lik se leva et offrit à Neï un collier d’os et de plumes.

– Bienvenue dans le monde des adultes, Neï, fille de Yon, femme du peuple K’awil.

Sous l’effet du breuvage, Neï se sentit légèrement tanguer, mais une douce sérénité envahissait son corps. Elle était acceptée et pouvait désormais parler et agir en femme. C’est à ce moment qu’elle croisa le regard de Jynx. Un doux regard sous lequel elle frissonna.

Ix Chel frappa dans ses mains trois fois. Le son d’une flûte accompagna les tambours, et un groupe de danseurs se plaça en rond autour de Neï, pour entamer une lente chorégraphie, Jynx en faisait partie et il se rapprocha d’elle.

Ses yeux s’accrochèrent aux siens.

Tambours.

Des frissons picotèrent sa peau.

Tambours.

Son cœur bondit au même moment.

Les tambours accélérèrent le rythme.

Encore et encore.

Son cœur à l’unisson.

Tel le galop d’un cheval.

Le corps de Neï ondula, comme en transe. Ses pieds frappèrent le sol. Elle tournoya sur elle-même, les bras levés vers le ciel étoilé. Son esprit quitta son enveloppe charnelle et s’éleva au-dessus du clan. La jeune femme sentit la chaleur des flammes la caresser, le froid de la nuit l’effleurer, l’amour de sa mère et de sa sœur, les vibrations intenses d’un corps près d’elle… et le souffle d’une haleine sur sa nuque.

Neï revint subitement parmi les danseurs. Quand elle se retourna, Jynx la fixait, les yeux fiévreux.

Les tambours cessèrent, laissant les danseurs pantelants. Une lente mélodie, où se mêlaient les flûtes, les maracas et le chant des hommes, s’éleva alors.

Neï resta immobile face à Jynx. Elle pouvait respirer son odeur, un mélange enivrant de terre, de feu et de musc, et ses narines palpitèrent. Du bout des doigts, elle effleura ses mains. Ils dansèrent sans se quitter des yeux, sans que leurs corps se touchent, à seulement quelques centimètres l’un de l’autre, isolés du reste du monde, dans une bulle de désir.

La musique se tut. Les danseurs et les musiciens s’éloignèrent du feu pour rejoindre la terrasse où une nourriture abondante les attendait. Mais Neï voulait prolonger ce moment magique avec Jynx.

– J’ai à te parler, Neï, fille de Yon.

Ix Chel, un sourire moqueur sur les lèvres, leva son bâton et l’abattit doucement sur la tête de la jeune femme qui grimaça. Non pas à cause du geste de la vieille sorcière, mais parce qu’elle devait quitter Jynx, ne serait-ce qu’un instant. Elle se détourna à regret du jeune homme et s’éloigna avec Ix Chel. Lorsqu’elles s’assirent à même le sol, Lik les rejoignit avec un plat rempli de viandes fumantes. Neï se servit et croqua à pleines dents dans la chair juteuse.

– Maintenant que tu es femme, Neï, fille de Yon, que comptes-tu faire ? questionna la sorcière.

L’intéressée haussa un sourcil tout en s’essuyant les mains sur sa tunique.

– Je continue l’art de ma sœur, comme je l’avais décidé à l’adoption de la petite Sih.

– Je ne te parlais pas de ça. Je parlais de ta vie de femme. Envisages-tu une union ou préfères-tu faire partie des femmes libres ?

Neï rougit. Si intensément que ses joues la brûlèrent.

– Je n’en sais rien ! éclata-t-elle soudain. Tout va un peu vite, là ! Je rentre à peine de mon isolement et je n’y ai pas encore réfléchi !

Les deux femmes sourirent avec des regards convenus.

– Le clan part dès demain pour rejoindre la montagne du Soleil. Tu as la nuit pour prendre ta décision.

– Quelle décision ? J’ai la vie devant moi…

– Non, coupa Ix Chel. Si tu choisis l’union, tu devras rapidement me donner le nom de ton futur époux, car une femme de ton rang va attirer beaucoup de prétendants.

– J’ai tout mon temps, rétorqua Neï. Je ne vais certainement pas prendre un homme sur un coup de tête, dans l’unique but de me protéger des prétendants.

– Et quelles seraient tes motivations ?

– L’amour !

– Tu sembles donc disposée à t’unir. Je te laisse la nuit pour me donner une réponse définitive. Au solstice d’hiver, les clans du peuple K’awil se réunissent et je devrai annoncer ton engagement. Je dois préparer tout cela à l’avance, sinon les hommes libres s’agglutineront à ta porte.

Ravalant une réplique acerbe, Neï se leva précipitamment et s’éloigna en martelant le sol de larges foulées nerveuses. Elle ne voulait pas décider maintenant de sa vie future ! Jamais encore elle ne s’était posé la question de son avenir : s’unir ou intégrer le groupe des femmes libres.

– La nouvelle femme du clan est bien songeuse… avança une douce voix.

Neï frémit. La silhouette de Jynx se découpait dans l’ombre des hauts fourrés. Comment ses pas l’avaient conduit ici, elle n’en savait rien, mais elle était heureuse qu’il soit là. Elle hésita, puis se rapprocha de lui.

– Ix Chel me torture, avoua-t-elle avec un rire forcé, sachant qu’elle s’aventurait sur un sujet délicat.

– Quel genre de tortures ?

– Aucune importance, éluda-t-elle finalement d’un revers de la main. Que fais-tu ici ?

– Je t’ai suivie.

Jynx la fixait si intensément qu’elle chancela.

– J’ai tellement attendu ce moment où tu serais femme, chuchota-t-il en faisant un pas vers elle.

Il avança une main et lui caressa la joue.

– Tu as changé, Neï, fille de Yon, femme du peuple K’awil… et cela te va bien.

Sa main se retira et Neï ressentit une fraîcheur là où elle l’avait caressée. Son cœur s’emballa. Elle se rendit alors compte que ses sentiments pour le jeune homme se transformaient, qu’une étrange chaleur l’embrasait quand elle se retrouvait à ses côtés depuis son retour…

– Raconte-moi tes découvertes, dit Jynx, soudain taquin. Je sais que tu n’as pas pu résister à l’envie de retourner dans cette grotte au cœur de la montagne Sacrée.

Soulagée de la tournure que prenait la discussion, Neï soupira intérieurement et un large sourire se dessina sur ses lèvres.

– Tu me connais trop bien ! Mais ça va être long. Tu veux vraiment que je te raconte ?

– Nous avons toute la nuit devant nous.

Cette phrase résonna en Neï comme une tendre promesse. Elle glissa sa main dans celle de Jynx et l’entraîna dans l’atelier de sa sœur.

Chapitre 17

Assise en tailleur à même le sol, Jynx à ses côtés, les jambes étendues, Neï finissait de raconter son exploration.

– Tu as eu de la chance de ne pas tomber sur des T’surs ! Tu comptes en parler à ton clan ? lui demanda-t-il alors.

– Surtout pas ! s’écria-t-elle. Si jamais je fais ça, Ix Chel va vouloir boucher l’entrée des grottes !

Neï se rapprocha un peu plus du jeune homme jusqu’à toucher sa cuisse du genou.

– Tu ne lui diras rien, hein ? chuchota-t-elle d’une petite voix.

– Pourquoi tiens-tu à ce point à y retourner ?

– Ce coffre m’obsède.

Elle s’interrompit un moment, repensant à ses visions lors de son imago. Ce coffre renfermait certainement des informations sur son père, elle voulait en avoir le cœur net.

– Je ne sais pas pourquoi, reprit-elle enfin, mais je suis certaine d’y découvrir des choses importantes.

Jynx fronça les sourcils en entendant cette réponse évasive.

– Je tiens ma langue le temps de tes recherches, concéda-t-il.

– Merci ! s’écria Neï en passant ses bras autour de son cou.

Elle se dégagea subitement, le rouge aux joues. La peau de son ami la brûlait, son odeur l’enivrait, et la respiration saccadée de Jynx accentua son trouble.

– Quand souhaites-tu y retourner ?

– Le plus tôt possible. Maintenant, je suis libre de faire ce que je veux.

– Nous quittons le camp d’été demain… Tu veux y aller cette nuit ?

Surprise, Neï regarda son ami d’enfance en réfléchissant à vive allure.

– Non, dit-elle enfin. Je dois me reposer.

Elle se tut un court instant avant de reprendre :

– Mais le plus tôt sera le mieux. Une fois de retour à la montagne du Soleil, on s’octroie quelques jours pour préparer notre expédition et on y va.

– Je suis à ta disposition, Neï. Pour tout.

La jeune femme frémit. La phrase à double sens la rendit nerveuse. Elle repensa aux paroles de Ix Chel et à ce qu’elle ressentait pour Jynx.

– Et toi, questionna-t-elle pour masquer son trouble, as-tu pensé à ton avenir ? Tu as été accepté comme adulte, ton apprentissage dans le clan de Lik est fini… En fait… tous tes apprentissages sont finis… Sais-tu dans quel clan tu souhaiterais vivre ?

Le regard de Jynx se voila.

Neï se rendit alors compte qu’elle était maître du destin du jeune homme.

– Ma décision est prise, mais la femme que j’aime n’a pas encore l’esprit assez libre pour m’accepter dans son foyer. Elle a trop de responsabilités. Je serai patient.

Neï, immobile et la bouche sèche, ne savait comment réagir tant elle était troublée par ces aveux.

Les flammes projetaient des ombres caressantes sur le visage de Jynx et ses yeux brillaient d’un étrange feu. Il se rapprocha de la jeune femme, sa main se leva lentement et se posa sur sa joue, aussi délicatement que les ailes d’un papillon. Il se pencha alors et ses lèvres effleurèrent les siennes, puis il se redressa doucement, attendant un signe.

Neï colla fougueusement sa bouche contre celle de Jynx.

***

Dans la pénombre, une silhouette se dirigea sans hésiter vers le berceau où dormait un bébé âgé d’à peine sept mois, le visage éclairé par un rayon de lune.

– Tu es belle, chuchota l’intrus.

Il caressa les fins cheveux soyeux, si fins qu’ils semblaient être des fils de soie.

– Je t’ai sauvé la vie ce jour-là à la montagne Sacrée. À toi de sauver la mienne…

Le bébé couina dans son sommeil, puis sursauta, alors il ouvrit ses grands yeux et hurla au visage penché au-dessus de lui.

– Tep ? Que se passe-t-il ? marmonna Eam, réveillée par les cris de la petite.

Tep se retourna en mettant un doigt sur ses lèvres.

– Chut… ce n’est rien. Sih a fait un cauchemar. Rendors-toi.

– Mais… que fais-tu encore habillé ?

Il ne répondit pas. Eam fronça les sourcils. Elle avait l’habitude des sautes d’humeur de son époux, mais ces derniers temps elle le trouvait de plus en plus taciturne. Tep se pencha et souleva le bébé en pleurs pour le serrer contre lui.

– Là… là, ce n’est rien, petite Sih.

Il la berça doucement en lui tapotant le derrière. Eam, le buste relevé, la tête posée sur une main, les regardait, attendrie, avec toutefois un pincement au cœur. Elle aurait souhaité que Tep témoigne autant d’amour à son propre fils. Sih enfin apaisée, Tep la reposa dans son berceau en chantonnant. Il la couvrit et la caressa encore quelques instants.

Quand il se tourna vers sa femme, il soupira :

– Dors, je te dis. Elle s’est calmée.

Eam ne bougea pas.

– Qu’est-ce que tu as à me regarder ainsi ? s’énerva-t-il.

– Nous devons parler, Tep.

– Tu crois que c’est le moment ?

– Oui.

Il capitula. S’il voulait que ses plans se déroulent comme il l’entendait, il ne devait pas contrarier sa femme. Alors, résigné, il s’avança vers sa couche et s’y assit.

– Où étais-tu ? s’enquit-elle.

– Je n’arrivais pas à dormir. Je suis allé prendre l’air. Tout va bien.

– Explique-moi ce qui te tracasse.

– Rien ! Certainement les préparatifs pour le voyage du retour.

Eam fit claquer sa langue contre son palais, signe de son agacement.

– Il va falloir m’en dire plus. Tu n’es plus le même depuis l’arrivée de Sih dans notre foyer. Cette enfant te perturbe ?

– Pas du tout, voyons ! Je l’aime beaucoup !

– Ah oui, je l’ai remarqué ! Tu délaisses même ton propre fils !

– Eam… soupira Tep.

La jeune femme posa la main sur l’avant-bras de son époux, l’interrompant dans ses pensées.

– Ne cache pas ta souffrance, je te connais. Tu crois que je ne perçois pas la peine qui te ronge pour cette enfant ? Tu es arrivé trop tard pour sauver ses parents, mais tu n’y es pour rien…

Intérieurement, Tep souffla de soulagement. Ainsi, Eam supposait que son changement d’attitude résultait de la culpabilité de n’avoir pas sauvé les parents de Sih !

– Merci, ma douce épouse. Comme, tu sais voir en moi !

– Tu as le droit d’avoir mal et de montrer tes émotions.

– J’aime quand tu te soucies de mes émotions, confia-t-il, en l’embrassant sur le front. Fais-moi une place, j’ai froid.

Tep se déshabilla tandis qu’Eam écartait les fourrures pour qu’il se glisse près d’elle. Il étreignit un moment son corps chaud jusqu’à ce que sa respiration devienne régulière. Une fois Eam endormie, il s’écarta d’elle et se mit sur le dos, les bras repliés sous sa tête en guise d’oreiller.

Les yeux grands ouverts, il laissa ses préoccupations l’envahir. Depuis l’adoption de Sih, de vieilles rancœurs avaient ressurgi : celles de n’être qu’un homme au sein de son peuple, un homme qui devait se plier aux us et coutumes d’une société matrilinéaire, un homme qui ne pouvait choisir sa liberté.

Tep se tourna sur le côté.

Il ne supportait plus ce qu’il considérait comme une injustice : effacer les racines familiales des hommes au profit de celles des femmes, les hommes devant quitter très tôt leur famille, l’oublier même, pour intégrer le foyer de leur épouse. Parce que pour eux, l’union était obligatoire ! Seules les femmes avaient le choix entre l’union ou la liberté de vivre seules !

Tep, lui, rêvait d’être au même rang que ces femelles. Pouvoir parler librement, agir librement, vivre librement ! Il savait pertinemment qu’il n’était pas le seul homme à avoir de telles pensées, néanmoins, aucun n’avait le courage d’agir.

Alors, cette adoption était pour lui une aubaine. Elle lui permettrait, quand Sih serait à la tête du clan des armuriers, de s’élever au rang des cheffes au travers d’Eam et de changer ces coutumes injustes.

Encore fallait-il que Luv’ku rejoigne le monde antérieur rapidement et que Neï, une fois adulte, ne choisisse époux, mais il avait bon espoir qu’elle refuse toute union.

Sa fonction d’armurière accaparerait tout son temps, il en était persuadé…

Chapitre 18

Le retour à la montagne du Soleil avait été éprouvant pour tout le clan. Une chaleur encore écrasante malgré la saison avait accompagné la marche et la progression en avait été ralentie. Aussi, quand l’entrée de la montagne du Soleil qui menait aux maisons troglodytes fut en vue, tous poussèrent de longs soupirs de soulagement et accueillirent avec bonheur la fraîcheur qui régnait au creux des grottes.

Maintenant que le voyage prenait fin, une sourde angoisse montait en Neï. La dure réalité s’imposait à elle : retrouver le foyer de sa sœur, s’occuper de la petite Sih, et, surtout, trouver des informations sur ce père qu’elle croyait mort, car elle était certaine que seul le coffre pouvait lui révéler ce mystère.

Et puis il y avait la décision qu’elle devait prendre avant le solstice d’hiver. Alors que les souvenirs de la nuit précédente lui revenaient en mémoire, elle sentit son front la brûler. Arrivée aux abords des foyers du clan des armuriers, Neï chercha Jynx des yeux. Il fermait la marche, encourageant les plus âgés. Elle l’observa un bon moment. Tout lui plaisait en lui. Ses attitudes prévenantes. Sa bonne humeur. Ses rires. La douceur et l’intensité de ses regards. Son courage.

Elle se rendait compte que ses sentiments pour le jeune homme changeaient. Mais souhaitait-elle pour autant s’unir à lui ?

– Je laisse une jeune fille s’éloigner de moi et je retrouve une jeune femme aujourd’hui ! s’exclama Luv’ku, les bras grands ouverts pour accueillir sa petite-fille.

Neï se retourna en souriant. Elle embrassa sa grand-mère sur les deux joues.

– Je suis fière de toi, avoua la vieille femme. J’ai préparé ton foyer pour la petite Sih et toi. Je veillerai sur vous, sois tranquille.

– Merci, dit simplement la jeune femme.

– Raconte-moi ce qu’il s’est passé durant ces longs mois dans le clan de Lik…

– Pas maintenant, grand-mère. Je suis fatiguée. Promis, tu sauras tout…

– Compte sur moi pour te rafraîchir la mémoire si tu omets quelques détails, la coupa Ix Chel, arrivée à leur hauteur.

Neï s’empourpra de nouveau et s’éloigna vers son foyer pour déposer ses affaires avant de récupérer Sih. Une fois à l’intérieur de la grotte, elle ôta sa tunique poussiéreuse du voyage. Alors qu’elle passait, totalement nue, devant le miroir d’obsidienne, elle s’immobilisa. Elle ne pouvait évincer de son esprit cette première nuit d’amour, comme si tout son corps vibrait encore sous les caresses tendres de Jynx, comme si ses mains n’avaient pas quitté sa peau.

Elle secoua la tête de gauche à droite, de la façon dont on chasse un insecte gênant, et s’écarta du miroir pour attraper une tunique propre accrochée dans l’armoire de sa sœur. Même si Luv’ku avait fait de la place, rien n’avait bougé. On aurait pu croire que Shin et Dun allaient arriver d’un instant à l’autre et s’installer. Sa sœur lui aurait chatouillé la nuque du bout des doigts, aurait embrassé son époux et se serait éclipsée dans son atelier pour ranger ses outils.

À cette pensée, les yeux de Neï se remplirent de larmes, réalisant soudain à quel point sa sœur avait été heureuse avec Dun. Elle revoyait leur complicité, l’amour qui les enveloppait telle une aura de bonheur, en se demandant si elle serait capable de vivre la même chose dans une union.

Était-elle faite pour cela ?

– As-tu réfléchi à ma question ?

Neï sursauta. La silhouette de la vieille sorcière se découpait dans l’ouverture dont elle avait tiré le rideau. La jeune femme fit semblant de ne pas comprendre, juste le temps de trouver une réponse, cependant, les yeux scrutateurs de Ix Chel la mettaient mal à l’aise et l’empêchaient de s’échapper dans un mensonge. Elle décida donc de dire la vérité.

– Oui… mais je ne suis pas encore en mesure de te donner ma réponse. Bientôt.

Ix Chel se retint visiblement de sourire, grognant, puis crachant avant de déclarer :

– Écoute simplement ton cœur, Neï, fille de Yon. Reste libre avec toi-même…

J’aimerais seulement avoir plus de temps, pensa-t-elle alors que l’ancêtre s’éloignait.

Elle fila jusqu’au clan de Lik et repéra Eam, Sih dans les bras, qui s’occupait de son propre déménagement pour intégrer le clan de Luv’ku.

– Je suis venue récupérer Sih, dit-elle.

Une moue contrite s’afficha sur les lèvres de la nourrice.

– Je t’avais prévenue, lui rappela Neï.

– Je ne pensais pas que ce serait si tôt, avoua Eam. Tep va être déçu.

– Tep n’a pas son mot à dire ! Sih t’a été confiée uniquement pour ton lait ! Je la ramènerai demain matin.

– Pas que pour son lait, intervint Tep qui venait d’arriver. Mais également s’il t’arrivait quelque chose.

Neï pinça les lèvres. Le comportement de cet homme la dérangeait de plus en plus. Elle ne lui répondit pas, attrapa Sih, la cala contre sa hanche et retourna dans sa grotte.

La petite babillait et semblait s’émerveiller de tout ce qu’elle voyait, un sourire constant flottant sur ses lèvres. Neï l’assit sur ses propres couvertures, le temps de lui préparer un lit. Le bébé en profita pour échapper à la surveillance de sa tante et cavala à quatre pattes vers les écailles entreposées dans un coin de la grotte.

– Ttttt, petite chipie ! la retint Neï juste à temps. Tu es encore bien trop petite pour t’intéresser à ce genre de choses.

Elle lui chatouilla le menton, puis le cou. Sa nièce gloussa et se tortilla dans tous les sens pour échapper à son emprise.

– Tu ne veux tout de même pas couper tes jolis doigts, hein ! ajouta Neï en engloutissant la menotte dodue dans sa bouche.

Sih éclata de rire, alors que de son autre main elle tentait d’ouvrir les lèvres serrées sur sa peau pour délivrer son membre prisonnier. Neï sentit son cœur déborder d’amour pour ce petit bout de femme déjà espiègle. Elle lui rendit sa main en embrassant sa paume.

– Hop ! Au dodo !

Elle l’allongea sur sa couche, près de la sienne, la borda, et lui caressa tendrement les cheveux avant de déposer un baiser sur son front. Sih s’accrocha à son cou pour y enfouir son visage et Neï en eut les larmes aux yeux.

– Dors bien, petite Sih, fille de Shin. Nous allons être heureuses toutes les deux, tu verras. Je m’occuperai bien de toi.

Sur ces paroles chuchotées, Neï se dégagea doucement. Sih bougea sa menotte comme pour lui dire bonne nuit.

– Neï…

Elle sursauta.

– Jynx ?

Elle se précipita vers le rideau qu’elle tira. Le jeune homme tenait un plat de viandes fumantes.

– Ix Chel m’a dit que je pouvais…

– Cette vieille sorcière a pensé que j’aurais très faim et elle a eu raison ! le coupa-t-elle sur un ton enjoué pour dissimuler le trouble qui la gagnait.

L’intensité du regard de Jynx la remua et lui fit perdre sa fausse assurance. Elle n’avait qu’une envie : qu’il la prenne tout contre lui pour respirer son parfum et écouter son cœur battre contre son oreille.

– Je peux entrer ? lança-t-il d’une voix rauque.

– Mais si on te voit pénétrer ici…

– Les gens jaseront et ce ne sera pas si grave, sourit-il.

Neï n’avait pas envie de le voir partir, elle se trouvait si bien à ses côtés…

Elle lui attrapa la main pour le tirer à l’intérieur de sa grotte.

Chapitre 19

Tel un ressort, Neï s’assit sur sa couche. Le regard voilé par les brumes du sommeil, les membres tremblants, le corps couvert de transpiration bien que le feu fût éteint depuis quelques heures déjà, elle resta un moment déboussolée, tentant désespérément de retrouver ses esprits. Un sentiment de malaise lui étreignait le cœur et gonflait sa gorge sèche. Dans un éclair de lucidité, elle chercha Jynx près d’elle. En vain. Les fourrures en désordre étaient l’unique témoin de leur nuit d’amour toute en délicatesse et qui l’enveloppait dans un voile de bien-être.

Mais cette pensée fut immédiatement chassée par les images angoissantes de son cauchemar qui s’immisçaient dans son cerveau embrumé.

Le cauchemar d’un deuil, ressemblant à la vision qu’elle avait eue lors de la dernière visite du K’ya, à la fin de son imago.

Elle se frotta la nuque puis les yeux, retrouvant peu à peu ses esprits, et remit de l’ordre dans ses idées.

Les miroirs d’obsidienne reflétaient la lumière du soleil naissant. Sa caverne se trouvant assez loin des foyers du clan, elle ne percevait donc aucune agitation matinale.

Bon. La première chose à faire : parler à Ix Chel de son cauchemar. Non ! La première chose était de confier Sih à Eam pour la tétée. Neï s’habilla à la hâte, prit délicatement sa nièce dans ses bras et sortit. En traversant le clan des scribes, elle attrapa quelques poignées de pignons de pin et les restes d’un morceau de viande qu’elle engloutit.

Elle déposa Sih au foyer d’Eam, puis elle se présenta devant la grotte de la vieille sorcière. Les frémissements d’une conversation la retinrent, elle hésita, recula, lorsque le visage ridé de Ix Chel apparut entre les rideaux de peau.

– Qu’attends-tu pour entrer, Neï, fille de Yon ?

Elle pâlit, des mouches dansèrent subitement devant ses yeux, ses oreilles bourdonnèrent et une chaleur l’étreignit. De ces chaleurs qui vous serrent les tempes et le ventre.

Puis, tout devint noir.

Neï perçut des doigts sur son biceps qui la tiraient vers l’extérieur et l’asseyaient fermement sur un rocher. L’air frais se faufila dans ses narines, assécha son front couvert d’une sueur froide et chassa la brume devant ses yeux.

– Tu chancelles encore, Neï, fille de Yon, observa la sorcière en crachant par terre. Tu devrais apprendre à reposer et nourrir ton nouveau corps d’adulte.

La jeune femme voulut ouvrir la bouche, mais Ix Chel plaqua d’autorité sa main contre ses lèvres.

– Ce que tu veux me dire ne doit pas arriver à la portée d’oreilles indiscrètes, alors tiens ta langue un moment. Quand tu seras remise de tes vertiges, rejoins-moi dans ma grotte.

Elle fouilla dans son sac de peau et en sortit un morceau de racine blanchâtre.

– Mange ça ! ordonna-t-elle, l’expression sévère.

Un groupe d’enfants arriva en courant, ralentissant le pas à la hauteur de Ix Chel alors que le bâton s’élevait au-dessus de leurs têtes.

– Un peu de calme, jeunes impatients, bougonna-t-elle.

Neï esquissa un sourire en avisant les mines contrites des gamins impressionnés par la vieille sorcière. Elle se revoyait à leur âge, la même crainte imprimée sur son visage. Depuis, elle avait compris que la shamane du clan appliquait ce masque grincheux pour se faire respecter.

Avant que Ix Chel ne lui tourne le dos, elle glissa furtivement sa main dans la sienne, rêche et fripée, juste le temps d’une caresse. Surprise, l’ancêtre marqua un temps d’arrêt et plongea son regard dans celui de sa protégée.

– Tu n’as pas encore avalé ce que je t’ai donné ? grommela-t-elle en désignant la racine du menton. Le temps presse.

Un ton bourru pour masquer sa vive émotion.

Neï mastiqua longuement la racine sucrée, bien après que Ix Chel eût disparu derrière ses rideaux. Elle se sentait en sécurité. Comme si le fait d’avoir vu la vieille sorcière pouvait chasser tous ses problèmes et ses angoisses.

Son regard se perdit sur les cimes de la forêt protectrice, cet océan émeraude, barrière infranchissable pour l’extérieur… et qui brûlait dans ses cauchemars. Elle sursauta : à quelques mètres d’elle, Tep, assis sur un rocher, l’observait.

Neï décida de l’ignorer.

Une brise ébouriffa ses longs cheveux, caressant son dos. Elle perçut dans le souffle du vent deux informations.

La première : un danger émanait de cet homme. Une menace très proche.

La deuxième : un deuil allait de nouveau la frapper.

Elle se souvint de son reflet lorsque le K’ya lui avait rendu visite la seconde fois. Ce reflet qui la représentait en deuil d’une âme avec laquelle elle était liée ! Tous les signes concordaient : le dégradé de mèches qui encadraient son visage, les piercings d’os. Restait le mystère de la cicatrice à son menton.

Ses doigts se crispèrent sur sa tunique. La seule âme liée à laquelle songeait Neï, c’était Jynx… si elle s’unissait à lui.

Un frôlement sur le sommet de son crâne interrompit ses pensées.

Neï leva le nez.

Le K’ya.

Il s’élevait dans les airs, donnant parfois de larges et majestueux coups d’ailes. Une plume virevolta jusqu’à atterrir sur son front.

La troisième !

Intriguée, elle en apprécia la douceur entre le pouce et l’index, puis elle l’accrocha à sa chevelure. Un raclement de gorge la ramena sur terre. Ix Chel, l’expression indéchiffrable, fixait la nouvelle plume dans la chevelure de la jeune femme.

– Suis-moi, Neï, fille de Yon. Il est temps, dit-elle simplement en faisant volte-face.

Neï se redressa. Elle jeta juste un œil là où se tenait auparavant Tep. Personne. Elle haussa les épaules et courut jusqu’à la grotte de la vieille sorcière, où l’attendait également Luv’ku.

Chapitre 20

– Assieds-toi, l’invita Ix Chel.

La vieille sorcière asticota les braises qui protestèrent en grésillant, puis jeta une bûche qui s’enflamma aussitôt. Elle alluma sa pipe, la téta, silencieuse et pensive, durant près d’une minute, puis elle la passa à Luv’ku qui en tira quatre bouffées avant de la présenter à Neï.

La jeune femme ne savait pas comment s’y prendre. Elle aspira un peu de fumée qu’elle recracha vite en toussant. D’un geste impatient de la main, Ix Chel la poussa à continuer. Neï réitéra en se concentrant. Après que la fumée lui ai brûlé le fond de la gorge, le larynx et les sinus, ses yeux se remplirent de larmes, enfin elle libéra une volute en grimaçant et rendit la pipe à Ix Chel.

– Le K’ya est ton totem, Neï, fille de Yon, lâcha-t-elle alors.

Neï tressaillit tout en se demandant si la vieille sorcière ne divaguait pas.

– Un K’ya ! s’exclama Luv’ku. Voyons ! C’est le totem des anciennes cheffes-sorcières de notre peuple ! Neï ne peut pas être à la fois cheffe et sorcière ! Elle ne peut unir ces deux pouvoirs à la fois !

Ix Chel cracha dans le feu.

– On n’a pas vu cela depuis de très longues années, mais le K’ya l’a décidé ainsi. Il a rendu trois fois visite à Neï en lui offrant autant de plumes. Elle sera cheffe et sorcière du clan des armuriers. J’ai dit.

Luv’ku détailla sa petite-fille avec un profond respect. Celle-ci était fière, certes, mais ne mesurait pas encore l’importance de cette nouvelle.

La sorcière téta encore un moment sa pipe, puis reprit :

– Nous peindrons ton amulette protectrice aux couleurs de ton totem. Maintenant, voyons le deuxième point, ta décision concernant ton avenir de femme. Une union avec Jynx semble évidente.

Neï sursauta.

– Mon union ? répéta-t-elle. De quoi parles-tu ?

– Après tout ce que Ix Chel m’a raconté, tu ne vas pas pouvoir te défiler encore très longtemps, dit sa grand-mère en souriant. Tu dois donner ta réponse concernant Jynx, car il a aussi un choix à faire : accepter la demande d’une femme d’un autre clan avant la cérémonie du solstice ou s’unir avec toi.

– Je ne veux pas m’unir à Jynx ! s’écria Neï tout en fusillant du regard la vieille sorcière.

Cette dernière fronça les sourcils.

– De quoi as-tu peur ?

– De rien ! Je ne veux pas m’unir à Jynx, un point c’est tout ! Et vous ne m’y forcerez pas !

Perplexe face à la véhémence de sa petite-fille, Luv’ku se gratta les tempes tandis que les sourcils de Ix Chel se touchaient presque.

– Tu l’aimes mais tu refuses de t’unir à lui… dit-elle à mi-voix.

Neï écarquilla les yeux. La sorcière avait vu juste. Oui, elle aimait Jynx et elle avait refusé de le reconnaître jusque-là.

Subitement, Ix Chel leva son bâton qui s’abattit sur la tête de la jeune femme.

– Je n’ai pas le temps de deviner ce qui se passe dans cette boîte d’os aussi dure que la roche ! gronda-t-elle. Raconte-moi ta dernière vision !

Les larmes perlèrent aux paupières de Neï. Elle ne pouvait décidément pas avoir de jardin secret avec cette vieille sorcière aussi fouine et perspicace que le W’amu…

– Il est hors de question que je m’unisse à Jynx parce que… parce que…

Sa voix flancha. La main de sa grand-mère pressa sa jambe pour l’encourager.

– … je me suis vue en deuil… de mon âme liée.

Un vent froid circula entre les trois femmes et fit vibrer les flammes. Neï exposa sa vision lors de son dernier jour d’imago, puis son récent cauchemar.

– Tu n’as pas tort de t’inquiéter, avoua Ix Chel, mais il se peut aussi que tu te trompes. Ce masque de deuil, que tu sois unie ou non à Jynx, tu le porteras également si Eam vient à mourir.

– Eam ?

– Rappelle-toi que tu es unie à la nourrice de Sih depuis l’adoption. Par conséquent, cette vision peut tout à fait s’appliquer à elle. Vous n’êtes peut-être pas liées par le sang, mais bien par une cérémonie.

Cette explication la rassura un peu.

– Tu vois, la réconforta Luv’ku, ton interprétation était fausse.

– Comment déchiffrer autrement cette vision ?! s’insurgea la jeune fille. Il n’y avait que moi de représenté dans ce reflet !

– Que décides-tu ? éluda Ix Chel d’un ton impatient.

Neï tortilla nerveusement une mèche de cheveux autour de son index, en proie à une vive réflexion, tandis que de l’autre main elle lissait la plume de K’ya. Elle repensa à tous ces moments passés avec Jynx, ces innombrables petits détails qui resteront à jamais gravés dans la mémoire, à tout ce qui l’attirait chez lui en tentant de déceler ce qu’elle y détestait. Il n’y avait décidément rien à ses yeux qui ne lui plût pas, ou si peu. Elle l’aimait, elle en était certaine maintenant et elle le voulait à ses côtés pour ressentir le même bonheur que sa sœur avait connu avec Dun.

Sa décision était prise.

– Oui, il sera mon époux.

Un large sourire détendit les traits de Luv’ku. Toutefois, Ix Chel gardait une expression sévère.

– L’union aura lieu durant le solstice d’hiver, lors du conseil de tous les clans du peuple K’awil. Nous procéderons à la cérémonie d’engagement dès ce soir.

Neï se redressa.

– Je vais prévenir Jynx !

Elle reçut un coup de bâton sur l’épaule.

– Je n’ai pas fini, Neï, fille de Yon ! Puisque ton totem est le K’ya et que tu deviendras cheffe-sorcière, je t’autorise à venir chez moi tant que tu le souhaites pour apprendre et comprendre le pouvoir des plantes.

Neï déglutit avec difficulté et acquiesça silencieusement.

– Va ! ajouta Ix Chel d’un mouvement de main.

Une fois dehors, la jeune femme eut un vertige. Son existence prenait un cours aussi imprévu qu’intense depuis la mort de sa sœur. Pas le temps de s’y attarder, elle devait prévenir immédiatement Jynx pour qu’ils partent sans tarder à la montagne Sacrée.

Chapitre 21

Tep avançait à grands pas en direction de l’atelier de Shin… il secoua la tête pour chasser cette pensée stupide, L’atelier de Neï, corrigea-t-il. Alors qu’il passait près de sa propre grotte, il entrevit Ix Chel en grande discussion avec Eam. Il hésita un instant, puis se dirigea vers elles.

La vieille sorcière le toisa sévèrement à son arrivée. Il comprit aussitôt son erreur. Il n’avait pas baissé le regard et la fixait même avec insolence et agressivité. Il pencha la tête vers le sol en signe d’excuse pour son impertinence.

Ix Chel lui effleura la main de son bâton, signe qu’elle acceptait ses excuses, mais quand il releva la tête, elle ne le quittait pas des yeux. Il rougit. La sorcière fit un petit signe d’au revoir à Eam, statufiée par cet échange silencieux chargé d’électricité, et s’éloigna.

Quand elle eut disparu, Tep se tourna vers son épouse.

– Que voulait-elle ?

– M’inviter, en tant que parente, à l’engagement de Neï, fille de Yon.

– Quel engagement ?

– Celui envers Jynx. Leur union aura lieu lors du solstice d’hiver.

Tep pâlit. Il crispa les poings jusqu’à ce que ses ongles marquent durement ses paumes.

– Qu’as-tu ? demanda Eam, soucieuse.

Tep composa un visage serein avant de répondre.

– Les événements sont rapides, je revois encore la petite Neï sur les genoux de sa grand-mère, et je me sens vieux subitement.

Eam sourit.

– Oui, je comprends.

– Je vais chasser.

Tep fit prestement demi-tour. Une fois hors de vue, il laissa libre court à ses émotions. Il était totalement dérouté. Il n’avait pas envisagé une seule seconde que Neï s’unirait. Il avait toujours pensé qu’elle ferait partie du groupe des femmes libres et, qu’ainsi, elle délaisserait son futur rôle de cheffe au profit de son activité d’armurière, cédant sa place indirectement à Eam prioritaire de par son âge. Lui qui avait misé tous ses espoirs dans ce futur probable pour changer petit à petit les coutumes des K’awils !

Alors qu’il passait près d’une fourmilière, il écrasa rageusement du talon quelques ouvrières. Voyant les fourmis affolées autour des victimes, une lueur de folie dansa dans son regard. La seule solution pour changer les choses serait-elle d’éliminer également Neï ?

Il repartit à grandes enjambées en imaginant cette situation dramatique, ses pas le menant sur le chemin de la montagne Sacrée.

Il se cacha subitement derrière un buisson.

Deux silhouettes, main dans la main, l’avaient précédé. Deux silhouettes qu’il ne connaissait que trop bien et dont il souhaitait la mort…

***

Dépassant le carrefour des Trois Esprits, Neï et Jynx bifurquèrent sur le sentier qui menait à la grotte du W’amu.

– Je n’arrive pas à croire que nous allons nous unir dans quelques jours, murmura soudain le jeune homme.

Neï grimaça.

– Et moi que je m’unirais si vite, avoua-t-elle.

La joie sur le visage de Jynx disparut.

– Tu regrettes ?

– Non ! Pas du tout ! Mais admets que c’est rapide !

– Moi, cela fait tellement longtemps que j’attends ce moment…

Neï plongea son regard dans celui de son futur époux.

– Explique-toi.

Jynx rougit.

– Depuis tout petit, je sais que tu es la femme de ma vie.

– Tu m’aimes depuis que nous sommes gosses ? questionna-t-elle, interloquée.

– Oui, dit-il sans sourciller.

Neï frémit. Elle qui pensait n’être qu’une sœur pour lui à cette époque…

Ils continuèrent leur chemin, chacun plongé dans ses pensées. Le soleil d’automne réchauffait à peine la montagne Sacrée, et l’activité bourdonnante des insectes donnait vie au paysage.

Jynx rompit le premier leur mutisme :

– Pourquoi tiens-tu absolument à retourner aujourd’hui dans cette grotte ?

Neï réfléchit avant de répondre, pour ne pas l’effrayer et encore moins révéler la vision qui la hantait depuis qu’elle s’était vue en deuil.

– J’ai besoin de ramasser d’autres écailles pour fabriquer ce genre d’arme.

De sous sa tunique, elle sortit sa nouvelle lame, longue comme deux mains. Jynx l’examina avec attention.

– Tu es merveilleusement douée ! s’exclama-t-il. Ce nouveau type d’arme va faire fureur dans tous les clans. Mais cela n’explique pas pourquoi nous allons dans l’autre grotte.

Neï se mordit l’intérieur des joues.

– Un moyen de faire d’une pierre deux coups.

Jynx pinça les lèvres.

– De quoi as-tu peur ? demanda-t-il.

– Je n’ai pas peur, affirma la jeune femme en redressant le buste.

– Tu n’as pas peur, répéta Jynx sur un ton ironique. Alors, explique-moi pourquoi tu veux t’y rendre aussi rapidement, et en plus armée ?

Neï se raidit.

– Tout simplement parce que je veux savoir une bonne fois pour toutes ce qu’il y a dans ce coffre ! Ce que ma sœur a bien pu découvrir ! Tu peux comprendre ça ou je dois te l’expliquer avec un dessin ?

Elle cacha aussitôt son visage dans ses mains.

– Pardonne-moi, Jynx, reprit-elle en dévoilant ses traits bouleversés, mais il faut que j’y retourne. Il y a quelque chose dans cette caverne qui m’attire, quelque chose de bien plus fort que ce simple coffre. Tu vas peut-être me prendre pour une folle, mais je sens la présence de mon père. Alors, si j’ai ne serait-ce qu’une petite chance de le voir, je ne veux pas hésiter. Ma vie prend un drôle de tournant et j’ai besoin de savoir maintenant qui je suis.

– Non, je ne te prends pas pour une folle. Je m’unis à toi par amour, mais aussi pour te soutenir dans tout ce que tu entreprendras. Je te suis donc.

Neï esquissa un pauvre petit sourire de remerciement.

***

Une fois dans la grotte du W’amu, elle récupéra le matériel qu’elle avait laissé dans un coin, après son imago, puis elle extirpa une seconde lame, noire comme la nuit, longue comme deux mains.

– Je l’ai faite pour toi, dit-elle. Pour notre engagement.

Mensonge.

Elle mentait avec un douloureux pincement au cœur. Comment dire à celui qu’elle aimait qu’une vision atroce la tenaillait ? La vision d’un deuil… le sien peut-être. Elle avait fabriqué cette arme pour elle, mais elle préférait n’en garder qu’une et que son futur époux puisse se défendre en cas de danger. Au moins cela la rassurerait un peu de savoir qu’il était bien armé.

Les yeux de Jynx brillèrent de plaisir. Il ne remarqua pas l’inquiétude dans ceux de sa promise alors qu’il se saisissait de sa nouvelle arme en la soupesant, testant sa maniabilité, son tranchant, et, enfin, il siffla d’admiration.

– Tout simplement magnifique ! Merci, dit-il en se penchant pour déposer un baiser sur les lèvres de Neï.

Gênée, celle-ci se retourna pour enfiler ses protections. Elle enroula les cordes autour de sa taille, noua ses longs cheveux sur le sommet de son crâne et donna le signal du départ.

Ils franchirent la deuxième grotte, en utilisant une fleur-soleil pour deux. Une fois à l’air libre, sur la plate-forme intermédiaire, ils respirèrent avec délices l’air pur de cette fin de matinée. Au moment de s’engager vers la troisième grotte, celle ornée de dessins et de fresques, un bruit sourd, derrière eux, les fit sursauter.

Neï se pencha, attendit un court instant que ses yeux se fussent habitués à la pénombre et scruta l’intérieur de la grotte qu’ils venaient de traverser.

– Tu vois quelque chose ? demanda Jynx.

– Non, chuchota-t-elle, intriguée.

– Cela vient peut-être de la grotte du W’amu, le moindre bruit est amplifié et se répercute dans la montagne.

– Oui, certainement.

Mais elle restait sceptique.

Dans la troisième grotte, Jynx s’émerveilla des fresques murales, des miroirs d’obsidienne, des colonnes majestueuses, de la grandeur de chaque foyer, de la grotte mortuaire. Toutefois, Neï ne s’attarda pas, elle grimpait déjà en direction du goulet, pressant Jynx, et une fois à l’intérieur, elle avança sans hésiter. Elle s’arrêta à quelques centimètres du trou béant, conséquence de son premier passage, lorsqu’elle avait chuté de trois mètres, et elle y passa prudemment la tête en se cramponnant aux parois.

Personne.

Juste un bruit. Toujours le même. Loin derrière eux. Comme s’ils étaient suivis.

Impossible, se dit Neï, personne, à part Ix Chel, ne sait que nous sommes ici. Et puis, qui oserait profaner une de nos coutumes ?

La jeune femme chassa ses craintes, se contorsionna pour passer les jambes par l’orifice et sauta agilement sur le sol. Jynx l’imita et fut près d’elle trois secondes plus tard.

– Regarde-moi la taille de ce coffre ! dit-il après un long sifflement admiratif.

Neï ne l’écoutait pas. Ses yeux fixaient des traces de pas sur le sol poussiéreux, ainsi que de nouveaux sacs entreposés près de l’entrée.

– Que se passe-t-il ? demanda Jynx.

– Ce n’était pas là la dernière fois.

– Ce qui veut dire qu’il y a des T’surs dans le coin. On file.

Alors qu’il faisait déjà demi-tour, Neï le retint par le bras :

– Non, je veux savoir.

– Bon sang ! Arrête de te comporter comme une gamine ! Nous ne sommes que deux ! Quand je vois tout ce matériel et la taille de ce coffre, je fais vite le calcul ! Les T’surs, eux, sont très nombreux !

– Non ! s’énerva Neï. Je ne pars pas d’ici ! Pas maintenant en tout cas.

Elle se radoucit.

– Je ne te retiens pas. Tu es libre.

– Tu sais très bien que je ne te laisserai pas seule ici.

Elle le remercia d’un baiser sur la joue, puis s’accroupit devant le coffre et le caressa doucement, comme si ce geste allait lui révéler ses secrets. Ses doigts se débattirent avec l’anneau rouillé. Sans succès. Elle se redressa vivement, attrapa sa longue lame, s’agenouilla et, sans ménagement, força la fermeture qui céda d’un coup.

Le cœur et les mains tremblants, elle prit une profonde inspiration tout en déposant sa lame sur le sol.

– Donne-moi un coup de main, chuchota-t-elle à l’adresse de Jynx.

Le jeune homme se plaça près de Neï et l’aida à soulever le lourd couvercle qui s’ouvrit dans un grincement rauque.

Neï resta un moment ébahie par ce qu’elle avait devant les yeux. Elle n’avait pas imaginé un seul instant qu’elle ne découvrirait que du papier ! Elle plongea fébrilement les mains dans un océan de feuilles et de photographies en provoquant une houle soupirante. Elle en prit une brassée qu’elle étala sur ses genoux.

Plusieurs clichés représentaient des visages enfantins aux traits graves et sérieux, ou rieurs aux joues rondes. Sur d’autres, son père apparaissait aux côtés d’une femme à la peau très blanche et aux cheveux d’or. Une T’sur.

– Qui est-ce ? murmura Jynx en désignant l’homme sur le cliché, alors qu’il sentait un certain trouble chez Neï.

– Voltàn, mon… père.

– Ton père ? répéta le jeune homme, incrédule.

– Oui, souffla Neï. C’est ce qu’avait découvert Shin.

– Qu’est-ce que ça fait là ?

Neï haussa les épaules en signe d’ignorance. Elle regardait les photos sans les voir, la gorge serrée et des larmes dans les yeux. Elle ne comprenait rien de ce qui était écrit sur les feuilles fines, colorées et au bord dentelé.

Jynx fit le tour de la grotte et, avisant un passage, s’y engagea. Il se retrouva dans un couloir long d’une dizaine de mètres qui débouchait sur le flanc nord de la montagne en plein cœur de la jungle. Voilà donc par où passent les T’surs ! pensa-t-il en rebroussant chemin. De retour dans la grotte, il se dirigea vers les sacs agglutinés, s’accroupit et, dans un mouvement d’humeur, les ouvrit un à un, découvrant une profusion de mystérieux appareils.

– Nom de Dieu ! s’exclama une voix derrière eux.

Chapitre 22

Deux T’surs, un homme et une femme, les détaillaient, affichant un air surpris. La pâleur de leur peau contrastait avec celle, brune, des deux K’awils, leurs yeux étaient de la couleur de l’eau, et leurs cheveux ressemblaient aux herbes sèches sous le soleil impitoyable de l’été.

L’homme tenait une longue et large lame d’acier contre sa cuisse, et ne quittait pas Jynx du regard.

– J’sais pas ce que vous fichez là, vous deux, cracha-t-il, mais j’vous conseille de foutre le camp, et vite fait.

Neï, étonnée de constater que le langage des T’surs était proche de celui du peuple K’awil, jeta un coup d’œil à Jynx, au moment où la femme dégainait lentement un court poignard.

Aussitôt, Jynx se redressa, sa lame à la main et, d’une enjambée, se rapprocha de Neï pour la protéger.

– Bouge pas, j’te dis ! gronda le T’sur.

Son arme fendit l’air, zébrant la tunique de Jynx. Aussitôt, Neï se saisit de sa lame en écailles de W’amu et à son tour se mit en garde. La femme, bien campée sur ses jambes, attendait son attaque. Après un regard convenu vers Jynx, Neï bondit et passa par-dessus le bras armé de l’homme alors que son compagnon plongeait à terre. Ils roulèrent en un seul mouvement sur le sol et se relevèrent derrière les deux T’surs stupéfaits.

Étonnement de courte durée, car l’homme se précipitait déjà sur Neï. Elle sauta en arrière et abattit son avant-bras sur celui de son agresseur afin de le désarmer, mais son pied buta contre une pierre et elle s’écroula sur les gravats après s’être agrippée à la manche de la T’sur, l’entraînant dans sa chute.

Leurs corps se mêlèrent et dévalèrent jusqu’à l’entrée du passage qui menait vers le long couloir. La femme tentait déjà de se redresser, mais Neï la plaqua fermement sur le sol, un genou sur sa poitrine. La T’sur se débattit et lui porta un coup de poignard au menton. D’un geste vif, Neï lui enfonça sa lame dans les côtes. La femme s’affaissa lentement.

Neï effleura sa propre blessure qui saignait abondamment.

Un cri de douleur derrière elle la fit tressaillir. Elle se retourna vivement au moment où Jynx s’écroulait, sa tunique se teintant de rouge, à hauteur du cœur. Son visage perdait ses couleurs. Elle comprit que le souffle de vie avait déserté le corps de son compagnon avant même qu’il touche le sol.

Elle se précipita pour le rejoindre, mais l’homme s’interposa, la jaugeant de ses yeux cruels après avoir jeté un œil sur sa compagne blessée. Il hurla et fondit sur elle.

Avant que Neï puisse réagir, elle reçut un formidable coup de coude à l’estomac qui lui bloqua la respiration. La puissance de l’assaut la fit reculer d’un bon pas. Le T’sur chargea de nouveau, lame en avant. Cette fois, Neï esquiva l’attaque et planta son arme jusqu’à la garde dans la cuisse de l’homme. Il chancela, puis s’affala sur le sol.

Certaine que le T’sur ne tenterait plus rien – il ne bougeait plus, visiblement sonné –, Neï avança doucement vers Jynx. Elle laissa tomber sa lame pour prendre dans ses mains celles de son compagnon. Elles étaient glacées.

Son cœur se gonfla de tristesse. Son cerveau repassait en boucle cette vision de deuil à laquelle elle aurait dû prêter plus attention. De grosses larmes roulèrent sur ses joues, se noyant dans le sang qui perlait de sa blessure au menton pour se faufiler dans son cou.

– Pardonne-moi, murmura-t-elle, la voix déformée par les sanglots. Je t’ai entraîné… vers ta… mort…

Un hoquet l’empêcha de continuer. Elle reprit sa lame et tailla dans les mèches qui lui tombaient sur le visage, les éparpillant sur le corps sans vie.

Elle leva la tête pour plonger son regard dans celui du T’sur qui avait rampé jusqu’à sa compagne.

– Pourquoi l’as-tu tué ? Jynx était doux, il n’y avait aucune violence en lui, juste de l’amour.

Mais elle n’en voulait pas à cet homme blanc. C’est à elle qu’elle en voulait. C’était elle qui l’avait entraîné jusque-là.

– Qu’est-ce qui s’est passé ici ?! s’exclama une voix rocailleuse.

Neï en eut le souffle coupé : devant elle se tenait Voltàn, son père, l’air effaré.

– Cette garce a blessé Julia !

Mais Voltàn n’accorda aucune attention au T’sur. Il n’avait d’yeux que pour Neï et Jynx. Il s’approcha lentement d’eux et s’agenouilla près du corps pour vérifier qu’il n’y avait plus rien à faire.

– Il est mort… murmura Neï, des sanglots dans la voix, en utilisant le dialecte des Anciens.

– Je suis désolé, répondit Voltàn dans la même langue. Comment t’appelles-tu ?

– Tu parles leur jargon, Voltàn ? s’écria le T’sur.

– Oui, avoua-t-il en se retournant. Il faut les aider.

– Oh ! Tu débloques ou quoi ? T’as vu l’état de Julia ? Et le mien ?

– Tom, cette jeune fille vient de perdre son compagnon.

– Rien à foutre ! éructa l’homme. Tu vas plutôt m’aider à transporter Julia au camp. Elle a perdu pas mal de sang.

Voltàn soupira.

– Ne bouge pas d’ici, dit-il à Neï. Je reviens t’aider à transporter ton compagnon.

Il se leva pour prêter main forte au T’sur qui s’était mis sur ses jambes et soutenait péniblement sa compagne à demi inconsciente.

Neï se concentra de nouveau sur Jynx.

Elle le caressa, inondant son torse de larmes ininterrompues. Elle se sentait soudain épuisée. Elle posa sa tête sur la poitrine de celui qui aurait dû être son compagnon pour toujours. Le silence qui remplaçait les tambours de la vie la fit frémir et le froid qui prenait peu à peu possession de la dépouille la glaça.

Happée par cet adieu funèbre, elle resta immobile, tandis qu’elle entendait les deux T’surs et son père quitter la grotte.

Enfin, elle se mit debout.

Elle devait prévenir son peuple.

Elle escalada vivement l’éboulis et disparut dans le goulet qui menait à la grotte du W’amu.

Chapitre 23

Tep avait observé toute la scène par le trou du goulet. Dès qu’il avait eu la certitude de la mort de Jynx, il avait reculé promptement et fait demi-tour jusqu’à la grotte du W’amu, heureusement encore absente.

Ses sentiments se mélangeaient. Il songeait à Neï qui, après avoir perdu sa sœur, se retrouvait veuve avant même de s’unir. Mais il songeait également que cette situation tragique l’arrangeait ! Eam avait dorénavant toutes ses chances d’être à la tête du clan des armuriers dès que Luv’ku aurait rejoint le monde antérieur. Influencer petit à petit son épouse pour changer cette société qu’il exécrait lui sera alors plus facile.

– Pauvre Neï, murmura-t-il alors qu’il traversait la grotte aux écailles. Dire que je me réjouis malgré moi de ton malheur, mais comprends que mes aspirations sont louables. Je suis même certain que tu me féliciteras plus tard.

Il s’immobilisa sur le seuil de l’antre du W’amu, se grattant la tempe, visiblement en proie à des émotions contradictoires.

– Je t’aiderai, Neï, fille de Yon… Je t’aiderai à surmonter ces épreuves. Te soutenir sera désormais mon rôle puisque nous serons bientôt de la même famille. Ce ne sera qu’une mauvaise passe pour toi et ce sera un grand pas pour les K’awils. Quand nos lois seront modifiées, tu seras sous ma protection.

Il s’étira, bâilla, puis se remit en marche, ricanant. La première partie de son plan venait de s’imposer à lui : éliminer le pion le plus gênant.

– Ta grand-mère ne souffrira pas, je te le promets.

Chapitre 24

La vue brouillée par les larmes, Neï courait à perdre haleine. Elle voulait arriver avant la nuit, prévenir Ix Chel et Luv’ku, trouver de l’aide pour rapatrier le corps de Jynx avant que les T’surs ne reviennent.

Quand la vieille sorcière l’aperçut sur le chemin, elle se raidit. La jeune femme se jeta dans ses bras, laissant libre cours à sa souffrance, son corps parcouru de spasmes incontrôlables. Elle hoquetait sous les sanglots tandis que Ix Chel lui caressait les cheveux.

Neï recula au bout de quelques minutes, ses larmes ne se tarissaient pas.

– La vision… concernait bien… Jynx, lâcha-t-elle en gémissant.

– Où est-il ? demanda Ix Chel.

– Au cœur de la montagne… Sacrée… dans une… dans une grotte profonde.

Ix Chel blêmit.

– Deux T’surs… continua Neï. On s’est… défendus… et l’homme… a tué… Jynx… Mais il y en a… d’autres…

La jeune femme décrivit la découverte du matériel étrange dans la grotte.

– J’ai vu… mon père… termina-t-elle.

– Voltàn ! souffla la vieille sorcière. Il les a ramenés jusqu’à nous !

La terreur qui déformait les traits de Ix Chel fit frémir Neï.

– J’avertis les cheffes et les sorcières, décréta la shamane d’une voix blanche.

– Il faut ramener le corps de Jynx !

– Trouve les bras qui conviennent et revenez vite. Très vite.

Alors que Neï s’apprêtait à partir, Ix Chel la retint :

– Ne prends que des hommes forts et armez-vous. Tu as un stock suffisant de pointes ?

– Oui, Shin en avait…

Neï réquisitionna onze guerriers. Tep faisait partie du groupe, après avoir longuement insisté auprès de la jeune femme réticente. Une façon de commencer à lui prouver son soutien.

À l’entrée de la grotte du W’amu, Neï leva la main et les guerriers s’arrêtèrent derrière elle. La gardienne de la montagne Sacrée était de retour plus tôt que prévu. Elle les attendait, barrant l’accès de son corps volumineux, ses petits blottis au fond de son antre.

– Neï, sœur de Shin, les esprits sont affolés et le cœur de la montagne Sacrée gronde.

– Je dois passer avec mes hommes. Mon futur compagnon est mort et je viens récupérer son corps.

– Tu es à l’origine de tout cela ?

– Oui…

Les hommes étaient tendus à l’extrême devant la masse impressionnante du W’amu, tétanisés par ce monstre qu’ils voyaient pour la première fois, cependant, ils étaient encore plus déstabilisés par le fait que Neï lui parlait. Était-elle devenue folle ?

Soudain le monstre leva la tête vers Tep et le renifla plusieurs fois.

Je connais cette odeur, dit-elle à Neï. Cet homme est venu aujourd’hui dans ma grotte. Il y avait ton odeur, celle de ton compagnon et… la sienne.

– Impossible. J’étais seule avec Jinx.

Le W’amu expira bruyamment, visiblement mécontent.

– Ne mets pas en doute mes capacités, Neï, sœur de Shin. Cet homme était là aujourd’hui !

Neï se tourna vers Tep.

– Où étais-tu ce matin ? lui demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Il fixa la jeune femme, les yeux écarquillés. Il ouvrit la bouche, ne trouvant pas assez vite une réponse, la referma.

– Tep !

La voix de Neï claqua.

– À la chasse, répondit-il rapidement.

Trop rapidement.

– Encore ?

– Je voulais m’exercer à tirer avec mon nouvel arc, avança-t-il d’une voix mal assurée.

– On s’expliquera dès notre retour à la montagne du Soleil, avertit-elle sèchement.

– S’expliquer sur quoi ? s’enhardit Tep.

– Sur ton mensonge ! gronda Neï en le fusillant du regard pour le défier de répliquer.

Tep baissa la tête. Il n’était pas encore temps de s’opposer aux femmes.

Neï fit un signe au W’amu qui accepta de les laisser passer après avoir grogné en direction de sa progéniture afin qu’elle se déplace.

Dans la troisième grotte, la jeune femme arrêta ses hommes d’un geste de la main.

– Il y a encore ce goulet à traverser pour retrouver Jynx, dit-elle en désignant le passage sombre. Six d’entre vous restent ici, les autres viennent avec moi. Une fois sur place, nous emmailloterons Jynx dans cette large couverture de peau et nous le ficellerons avec cette longue corde.

Elle planta son regard dans celui de Rad.

– Toi, tu feras demi-tour avec la corde et, une fois que tu auras rejoint tes compagnons ici, vous tirerez le corps. Tep, tu viens avec nous. En avant !

Elle s’engouffra la première et progressa à un bon rythme, distançant ses compagnons. Arrivée au bord du trou, elle jeta un œil et constata avec soulagement qu’il n’y avait aucun T’sur et que le corps de Jynx était toujours là. À cette vision, sa douleur s’intensifia et sa poitrine fut secouée par plusieurs spasmes. Elle se mordit violemment la lèvre inférieure pour se contrôler et, une fois à peu près calmée, elle sauta dans la grotte.

Tout le matériel avait disparu. Sauf le coffre, toujours ouvert, des photos et du papier jonchant le sol.

Les guerriers la rejoignirent, couverts d’un mélange de poussière, de terre et de sueur.

– Ils sont où, ces fameux T’surs ? ironisa Tep qui n’avait pas du tout apprécié la suspicion de Neï dans l’antre du W’amu.

– Je n’en sais rien et je ne tiens pas à le savoir, répondit-elle, ignorant délibérément la raillerie.

Debout près du cadavre de celui qui aurait dû être son compagnon sur son chemin de vie, elle se faisait violence pour ne pas craquer. Lui qui avait le regard si pétillant, le visage si expressif, un doux sourire accroché à ses lèvres dès qu’il posait les yeux sur elle… ses traits étaient à jamais figés. Neï eut envie de se jeter sur ce corps de glace et de le secouer jusqu’à ce qu’il revienne à la vie… jusqu’à ce qu’il la prenne dans ses bras et la console…

Elle redressa les épaules et fit signe à deux guerriers de s’approcher. Tandis que trois autres surveillaient le couloir qui menait à la jungle, armes à la main, elle recouvrit avec la large peau le corps de Jynx et ficela le tout solidement. À deux doigts de s’effondrer, elle se releva vivement et passa le relais à Rad qui attrapa l’extrémité de la corde. Il grimpa sur le tas de gravats et disparut dans le goulet, alors que Noln et Mupz aidaient la jeune femme à porter le cadavre de Jynx en le soulevant jusqu’à l’entrée sombre du boyau.

Dès que la dépouille fut entièrement aspirée dans le passage, un à un les guerriers s’y engouffrèrent.

Durant tout ce temps, Neï avait fermé les yeux, se forçant à respirer calmement pour ne pas flancher. Enfin seule, elle les rouvrit, jeta un dernier regard au coffre et, à son tour, escalada les gravats.

– Attends !

Elle se retourna prestement, son cœur cognant durement dans sa poitrine.

Voltàn s’avançait vers elle. Il fit deux mètres puis s’arrêta.

– Attends, répéta-t-il. Je suis vraiment désolé pour ton compagnon.

Neï hocha la tête, pivota et s’engagea dans le passage.

– Comment t’appelles-tu ?

– Je m’appelle Neï et je suis ta fille.

Elle disparut, comme absorbée par le trou sombre du goulet, laissant son père blême et tremblant derrière elle.

Elle rampa sur deux mètres et s’immobilisa, hésitante. Avait-elle fait tout cela pour s’enfuir devant celui qu’elle avait enfin retrouvé ? Jynx était-il mort pour rien, alors qu’elle l’avait entraîné dans ses recherches désespérées ? Celui qui lui avait donné la vie se présentait à elle, autant affronter ce qu’elle avait longuement espéré : connaître la vérité.

Elle rattrapa Noln qui fermait la marche et lui toucha les pieds.

– Ramenez Jynx à la montagne du Soleil, je vous rejoins.

Le jeune homme poussa un grognement avant de répondre :

– Tu ne peux pas rester seule ! C’est de la folie !

– Il ne m’arrivera rien. Allez !

Neï sentit une onde d’hésitation traverser le corps du guerrier. Quand il se décida enfin à lui obéir, elle recula, se laissa glisser dans la grotte et fit fièrement face à son père, le menton en avant et les lèvres pincées. En réalité, elle tremblait de tous ses membres. Voltàn, lui, n’avait pas bougé d’un pouce, comme statufié.

Leurs regards restèrent soudés durant de longues secondes. Ni l’un ni l’autre ne souhaitaient engager la conversation en premier.

Ils ressemblaient à deux rivaux qui s’évaluent avant le combat.

Chapitre 25

– Comment oses-tu revenir ici après ce que tu as fait ! s’exclama enfin Neï.

Une ride profonde apparut entre les sourcils de Voltàn, marquant sa surprise.

– Tu nous as abandonnées ! ajouta-t-elle d’un ton mordant.

– Je n’avais pas le choix.

– Pas le choix ? répéta-t-elle, écœurée, en shootant rageusement dans une pierre à ses pieds.

– Je comprends que tu m’en veuilles, mais calme-toi. Laisse-moi t’expliquer…

– Rien à expliquer ! le coupa sa fille. Tu as fui tes obligations !

– Quelles obligations ? répondit sèchement Voltàn. Chez les K’awils, seules les femmes en ont en ce qui concerne la famille !

Neï se raidit et regarda froidement son père.

– Ne me parle pas ainsi !

– Pourquoi ? Parce que je suis un homme ? railla Voltàn. Sous prétexte que je ne suis pas une femme, je n’ai pas le droit de m’exprimer comme je le souhaite ? Ouvre les yeux, Neï, fille de Yon ! Une bonne partie de nos coutumes sont injustes !

Face à l’incompréhension de sa fille, il se tût un instant.

– Tu as encore tant à apprendre, reprit-il enfin.

– Certainement pas par toi !

Il soupira.

– Me laisseras-tu au moins une chance de t’exposer les raisons de mon départ et celles de mon retour ?

Neï le fixa froidement. Elle mourait d’envie de rejeter sa requête, mais elle voulait aussi comprendre. Elle hocha la tête en signe d’assentiment.

– Assieds-toi, invita-t-il alors que lui-même s’installait sur le sol poussiéreux.

– Non.

– Quand ta mère est morte, commença-t-il, refusant de réagir à la provocation de sa fille, tu connais nos coutumes, si je souhaitais rester chez les K’awils, je devais épouser une autre femme. Cela m’était impossible… J’aimais tellement Yon… Je ne voulais qu’aucune autre femme s’occupe de vous, ajouta-t-il en plongeant un regard franc dans celui de Neï. Ta mère était la seule dans mon cœur.

– Mais elle ne l’est pas restée longtemps, accusa Neï en sortant la photo qu’elle avait gardée par devers elle. Cette T’sur l’a vite remplacée.

Voltàn secoua tristement la tête de gauche à droite.

– Chez les T’surs, j’ai découvert la liberté. Celle de choisir sa vie. Ce qui n’est pas permis dans notre tribu quand on est un homme.

– Si le monde des T’surs est meilleur que le nôtre, pourquoi es-tu revenu ? cracha Neï.

– Oui, j’ai rencontré Shanel, éluda-t-il. Une femme très douce et patiente. Grâce à elle, j’ai réussi à me débarrasser du carcan de nos coutumes. J’ai appris beaucoup dans le monde des T’surs pendant ces seize années passées à leurs côtés, même s’ils ont aussi des défauts ! J’ai énormément voyagé et découvert ainsi nombre de sociétés aux lois différentes ! Ce coffre en est le témoin.

Il marqua une pause durant laquelle Neï ne le quittait pas des yeux. Il ne put s’empêcher d’admirer la force qui se dégageait de ce regard franc.

– À l’intérieur de ce coffre, il y a des photos que j’ai prises aux quatre coins du monde – j’étais reporter, crut-il bon d’ajouter. Au départ, je photographiais pour traquer la moindre image de ce qui m’entourait, ensuite m’est venue l’envie de capturer la vie dans le regard des gens. Tout mon travail est là-dedans, ainsi que des livres et des documents détaillant chaque pays visité.

– Cela n’explique pas les raisons de ton retour !

– Mes racines me manquent, Neï… vous me manquez.

– Comment est-ce possible, tu nous connais à peine ?! riposta-t-elle en ricanant.

– J’ai compris avoir commis une grave erreur en vous abandonnant, avoua-t-il.

– Et il t’a fallu ce temps si long pour t’en apercevoir ? C’est trop facile de revenir en croyant tout effacer par le seul fait de ta présence !

– Il n’est jamais trop tard pour réparer ses fautes, répondit Voltàn en accusant le coup. Je regrette de ne pas avoir eu le courage de m’opposer à nos lois pour vous élever seul.

– Nos lois sont ainsi faites ! Tu penses tout changer parce que tu as parcouru le monde des T’surs ?

– Simplement assouplir nos coutumes pour donner un peu plus de liberté aux hommes.

– C’est stupide !

– Stupide ? Dis-moi, Neï, fille de Yon, n’aurais-tu pas préféré que je reste près de vous ?

– Si, murmura-t-elle après une courte réflexion.

Ils gardèrent le silence un moment, chacun perdu dans ses pensées.

– Je suis sincèrement attristé pour ton compagnon.

– Il ne l’était pas encore ! Nous venions juste de nous engager. Tes amis les T’surs l’ont tué avant.

– Ce ne sont pas mes amis.

– Tu es pourtant avec eux !

Alors que Voltàn ouvrait la bouche pour répliquer, elle ajouta :

– J’aurais voulu que ce soit toi qui meures !

Neï se savait cruelle mais la disparition de Shin, puis de Jynx – surtout de Jynx – la mettait dans un état émotionnel extrême. Sa souffrance était telle qu’elle n’arrivait plus à faire la part des choses. C’était comme si son cerveau était embrumé. Et elle avait envie de vomir.

– Je comprends ce que tu ressens, Neï. Je suis aussi passé par là et j’aurais souhaité que cela ne t’arrive jamais. Mais c’est la vie.

– La mienne n’est faite que de deuils ces derniers temps.

– Tu trouveras un autre compagnon, tu es encore jeune.

Elle eut un haut-le-cœur.

– Mais ce ne sera pas Jynx !

Cette fois, elle laissa exploser le chagrin qui la rongeait de l’intérieur. Les larmes inondèrent ses joues et ses épaules se mirent à trembler.

– Toi… qui es si… sûr de… toi… crois-tu que je puisse… remplacer ma sœur ?

– Ta sœur ? répéta Voltàn d’une voix blanche.

– Shin… elle… je… j’ai absorbé son âme… juste… juste avant l’été… hoqueta Neï.

Ce fut comme si Voltàn recevait un puissant uppercut. Les couleurs désertèrent son visage. Il avait soudain froid… très froid.

– Comment est-ce arrivé ? murmura-t-il.

– Un K’tioni lui a tranché la gorge alors qu’elle allait mettre au monde son bébé. Mais la petite Sih est en vie. Nous lui avons trouvé une nourrice et je commence à m’en occuper.

L’annonce de la disparition de Shin libérait Neï d’un poids. Elle partageait cette épreuve avec ce père qu’elle n’avait jamais connu et, égoïstement, cela la soulageait, mieux, cela la rapprochait de lui.

Alors que Voltàn encaissait la nouvelle, elle s’assit à ses côtés et le détailla. Avec ses cheveux noirs coupés ras, ses vêtements T’surs – un pantalon large couleur feuillage et une ample chemise ocre –, sa silhouette replète qui dénonçait une alimentation riche, il ne ressemblait plus beaucoup à un K’awil… mais pas vraiment à un T’sur non plus. Sa peau sombre, ses pommettes saillantes, son menton carré et proéminent, ses yeux étirés tranchaient avec les traits fins des T’surs.

Voltàn leva les yeux sur sa fille. Son pouls s’accéléra. Des souvenirs lointains lui revenaient en masse. Des sensations, des odeurs, tout ce qu’il avait tenté d’oublier et qu’il croyait avoir définitivement enterré. Son peuple et les siens lui avaient terriblement manqué.

– Tu es belle, Neï, lâcha-t-il enfin. Tu ressembles à ta mère.

Neï écarquilla les yeux, surprise par le compliment et la douce intonation.

– Je vois aussi que tu as réussi ton imago… mais que tu n’as pas encore de totem.

– J’en ai un mais il n’a pas été officialisé.

Elle scruta le cou de son père.

– Où est le tien ?

Il baissa le regard.

– Je l’ai perdu.

Neï se contenta de hocher la tête en silence.

– Je dois retourner à la montagne du Soleil, dit-elle en se levant. Je dois dire adieu à celui qui aurait dû être mon époux et que ce T’sur m’a enlevé. Je ne sais pas si nous nous reverrons. Les cheffes et sorcières voudront certainement boucher ce goulet ; les T’surs ne doivent pas découvrir le passage qui mène à notre monde.

– Il faut que nous nous revoyions. Je dois t’expliquer et te montrer certaines choses.

– Pourquoi as-tu conduit les T’surs ici ? s’enquit-elle brusquement.

– Je n’avais pas le choix. Eux seuls avaient les moyens de monter une expédition pour retrouver le territoire de notre peuple.

Il ne lui révélait pas l’entière vérité, estimant que ce n’était pas le moment.

– Tu vas repartir ?

Il se racla la gorge.

– Non, je compte rester… si les cheffes acceptent.

– Je ne crois pas que cela soit une bonne idée.

Voltàn tressaillit et une vive émotion étreignit la gorge de Neï.

– J’en parlerai à Ix Chel et Luv’ku, concéda-t-elle d’un ton las tout en se dirigeant vers le goulet.

 Sans un regard en arrière, elle s’y engouffra d’un bond. Elle rampa, les membres flageolants, vers la luminosité diffuse provenant de la grotte mortuaire de la montagne Sacrée.

Voltàn ne trouva pas la force de bouger après le départ de sa fille. Il s’allongea sur le sol et se recroquevilla tel un fœtus. Il espérait ne pas avoir parcouru tout ce chemin pour rien, autant pour son projet initial que le fait de s’être servi des T’surs pour revenir chez lui sans savoir s’il pourrait réintégrer sa tribu.

Pour l’instant, il accusait la douleur de la mort de Shin… et la souffrance de Neï.

Chapitre 26

De retour à la montagne du Soleil, Neï fut accueillie par Ix Chel et Luv’ku qui l’attendaient de pied ferme.

La vieille sorcière la dévisagea d’un regard dur tandis que sa grand-mère s’écriait :

– Tu es devenue folle ! Rester seule dans cette grotte accessible aux T’surs !

– J’étais avec mon père, se défendit la jeune femme.

– Ce traître qui met notre peuple en danger !

– Luv’ku, ta colère t’aveugle, la sermonna Ix Chel d’une voix sourde après avoir craché trois fois.

La grand-mère de Neï bougonna.

– Je ne connais pas encore bien la raison de la présence de ces T’surs, mais mon père m’a dit qu’il m’expliquerait.

– Oui, il le faut.

Neï haussa les sourcils, surprise. Elle s’était attendue à un refus net et catégorique de la part de la vieille sorcière. Mais non. La jeune femme raconta alors la discussion qu’elle avait eue avec lui tandis que Ix Chel ne la quittait pas des yeux, comme si elle cherchait à la sonder.

Quand Neï se tut, elle lui lança :

– Ton comportement m’intrigue, Neï, fille de Yon. Jynx est mort et tu ne cherches pas à te venger.

– Ix Chel, j’ai eu cette vision de deuil et je n’y ai pas prêté suffisamment attention. Si je l’avais fait, Jynx serait peut-être encore de ce monde. À quoi servirait-il de me venger ? Cela ne le fera pas revenir du monde de Xibalba.

La vieille sorcière acquiesça d’un mouvement de tête :

– Le Kya ne s’est donc pas trompé en te choisissant.

Elle prit le bras de Neï et la conduisit dans la grotte mortuaire où était allongé le corps de Jynx.

– Nous procéderons à la cérémonie d’adieu cette nuit après le conseil avec tous les sages du peuple K’awil, où tu dois leur expliquer par toi-même les événements. Prends le temps qu’il te faut pour lui dire au revoir et rejoins-nous.

Neï resta seule face à ce corps sans vie, ce corps qu’elle avait tenu dans ses bras lors de leurs deux uniques douces nuits d’amour, un corps chaud et sensuel qui lui avait procuré tant de plaisir. Elle avança pour effleurer du bout des doigts sa peau raidie par le froid de la mort. Une larme dévala jusqu’à la commissure de ses lèvres, puis d’autres la rejoignirent.

– Pardonne-moi, murmura-t-elle.

Elle se pencha et déposa un tendre baiser sur le front glacé de Jynx.

– Mon cœur t’accompagne dans le monde de Xibalba.

Neï passa fébrilement ses mains sur son propre visage comme pour effacer la douleur qui affaissait ses traits. Elle jeta un dernier regard à celui qu’elle aimerait toujours et quitta précipitamment l’antre mortuaire.

Dans la grotte commune, les cheffes et les sorcières, accompagnées d’une poignée de sages, s’étaient installées autour d’un large feu. La fumée des pipes s’accrochait aux vêtements et aux cheveux en un nuage bleuté, brossant un tableau mystérieux.

Alors que Neï s’approchait de Luv’ku et de Ix Chel, elle fut étonnée de constater la présence de Tep, néanmoins, elle se retint de faire le moindre commentaire et s’assit. La vieille sorcière se pencha et lui murmura à l’oreille :

– C’est moi qui lui ai demandé de venir.

Elle se redressa et ajouta d’une voix solennelle :

– Nous t’écoutons, Neï, fille de Yon.

L’assemblée se tut instantanément tandis que Neï se levait, en prenant tout son temps. Elle toussota et se mit à raconter en n’oubliant aucun détail. Une fois qu’elle eut achevé son récit, des exclamations outrées ou paniquées fusèrent, et un brouhaha véhément enfla. Dans cette cacophonie, certains sages conseillaient vivement de boucher l’entrée, d’autres de refuser le retour de Voltàn.

– Par la faute de ce traître, nous allons tous mourir ! s’écria soudain une voix masculine. Il a osé profaner la montagne Sacrée en y conduisant des T’surs ! Il n’est pas digne de notre peuple !

Neï reconnut la voix de Tep et son sang se mit à bouillir.

– C’est toi qui oses lancer de telles accusations ! Toi qui ne respectes pas nos coutumes et qui te permets de pénétrer dans la grotte du gardien de la montagne Sacrée !

Toutes les têtes se tournèrent vers Tep. En un seul mouvement.

– Tu mens !

– Le W’amu ne ment pas. Il a senti ton odeur et m’a avertie.

– Neï est devenue folle depuis la mort de Jynx ! dit Tep en ricanant.

Imprudemment, il dénonçait un membre important du conseil, faisant fi de toute règle. Ix Chel fronça les sourcils, prête à intervenir, mais Neï l’arrêta d’un geste.

– Laissons-le s’exprimer, même s’il outrage notre conseil.

– Tu es folle ! répéta Tep sur le même ton. Le W’amu t’aurait-il parlé comme un esprit ?

– Oui, et tout comme il le faisait avec ma sœur, répondit-elle calmement.

– Mensonge ! Ce n’est qu’un monstre des cavernes !

– Dois-je te rappeler, Tep, que ce monstre des cavernes n’est autre que le gardien de la montagne Sacrée ? intervint Luv’ku. Et que son origine reste un mystère ?

– Il communique par la pensée, ajouta Neï.

Cette réplique exacerba l’agressivité de Tep.

– Dommage alors qu’il n’ait pas été présent lorsque ta sœur et son époux ont été massacrés par le K’tioni, il aurait pu les défendre.

Neï plissa les yeux. Deux fentes où brillait une étrange lueur sauvage.

– Comment peux-tu savoir que le W’amu n’était pas présent ce jour-là ? N’as-tu pas dit avoir trouvé les corps au carrefour des Trois Esprits ?

Un silence de plomb s’abattit dans la grotte. Tep se raidit. Il était allé trop loin, beaucoup trop loin.

Ix Chel se redressa.

– Réponds, Tep ! ordonna-t-elle.

Les traits de l’homme se déformèrent en un masque de haine. Il recula de trois pas, se retourna et s’enfuit en courant.

– Noln, Mupz, Xin, rattrapez-le ! ordonna Luv’ku.

– Nous réglerons le cas de Tep plus tard, s’éleva la voix de Lik. Il y a plus urgent. Il nous faut connaître les intentions de ces T’surs, même s’ils nous ont promis de ne plus venir sur notre territoire. Je n’ai pas confiance en eux.

– La preuve ! Ils sont déjà là ! lança une cheffe.

– Neï, fille de Yon, se chargera d’en savoir plus auprès de son père, conclut Ix Chel. Nous prendrons alors notre décision.

La jeune femme acquiesça.

– Procédons sans attendre à la cérémonie de deuil.

À ces mots, la poitrine de Neï se souleva, secouée par un sanglot. Elle s’apprêtait à partir lorsqu’une main la retint.

– Pardonne-moi de m’être emportée tout à l’heure, s’excusa Luv’ku. J’ai eu si peur, et le retour de ton père me bouleverse tant. Comment est-il ?

– Il semble perdu et souhaite revenir parmi nous.

– Aide-le, alors.

Chapitre 27

Comme elle s’y était attendue, Neï reçut sa souffrance en plein cœur dès qu’elle tira le rideau de son foyer. Elle se sentait seule et désemparée.

La cérémonie de deuil avait été une terrible épreuve. Une fois la cervelle de Jynx ingurgitée, elle avait réalisé qu’elle ne le verrait plus jamais, qu’il avait définitivement quitté le monde des vivants pour celui de Xibalba. Cette prise de conscience fut comme un véritable tremblement de terre.

Elle resta un bon moment debout, dans le noir, le regard perdu dans le vide, puis, tel un automate, elle fit un feu. À la vue des lucioles s’échappant des flammes naissantes, elle se remémora aussitôt sa rencontre avec le messager de Xibalba, lui annonçant l’arrivée de Jynx dans le monde antérieur. C’était un papillon, signe que le jeune homme lui rendrait visite régulièrement et qu’il ne l’oublierait jamais, mais également que sa mort n’avait pas été inutile car elle métamorphoserait la vie de Neï.

Bouleversée par ces réminiscences, la jeune femme entreprit de se lancer dans une tâche qui requérait une forte concentration : la fabrication de pointes de flèche en écailles de W’amu.

Une flambée gigantesque transforma l’atelier en une véritable fournaise. Torse nu, le dos voûté, la jeune femme martelait, brûlait, rangeait, martelait, brûlait, rangeait. Elle travaillait sans relâche. Pour oublier. Pour abrutir son esprit et tenter d’occulter sa peine.

Malheureusement, tout lui rappelait Jynx.

Le fagot qu’il lui avait apporté pour alimenter le feu.

La première fois qu’elle avait taillé les écailles et lui avait montré fièrement le résultat de son travail.

Leur première nuit passionnée sur ces mêmes couvertures de peau.

Tout n’était que souvenirs.

Les doigts de la jeune femme tremblèrent. Ses yeux se bordèrent de larmes inattendues. Jynx était en elle. Pour toujours. Mais Neï voulait plus, elle voulait son compagnon près d’elle, contre sa peau, entendre sa voix, respirer son parfum et sentir son haleine.

Elle lâcha subitement ses outils et se recroquevilla en serrant ses jambes contre elle, la tête enfouie entre ses genoux. Elle sanglota.

Ce T’sur lui avait aussi ôté la vie, car sans Jynx elle était morte, du dedans, dans sa chair. Elle se sentait déchirée et elle ne pouvait plus respirer normalement.

Elle redressa soudainement le buste et chassa d’un revers de main rageur l’humidité sur ses joues rougies par les flammes. Ses doigts effleurèrent la blessure à son menton, soignée par Ix Chel et refermée délicatement.

Ce qui lui rappela qu’elle n’avait pas effectué son rite du deuil correctement.

Elle tressaillit. Comment avait-elle pu l’oublier ?

Elle se leva d’un bond pour fouiller dans les pots où s’entassaient des éclats d’os, des coquillages, des morceaux de bois. Elle prit tout son temps et choisit deux os fins comme une brindille et aussi longs qu’une phalange.

Elle était en deuil de son futur compagnon et, même s’ils n’avaient pas eu le temps de s’unir officiellement, Jynx était pour elle plus qu’un époux. C’était une âme liée à la sienne.

Elle s’installa dans un coin de la pièce, fourra dans sa bouche deux feuilles contre la douleur et les mâcha consciencieusement. Elle attendit quelques instants, inspira profondément puis expira jusqu’à vider ses poumons totalement. Trois fois. Enfin, sa respiration reprit un rythme ample et régulier. Neï saisit la peau de son sourcil gauche et la pinça entre ses doigts tout en la soulevant, de l’autre main, elle attrapa le premier os qu’elle appliqua sur sa chair. D’un geste sec, elle piqua. Le sang goutta sur sa paupière.

Neï inspira à nouveau.

Geste sec.

L’os perça la peau de part en part.

Elle recommença. Au tragus droit cette fois. Le cartilage fut plus difficile à traverser.

Le rite accompli, elle s’adossa au mur de roche, le regard vide. La douleur était à peine amoindrie par la sève anesthésiante de la plante. Son visage et son cou étaient peints de sang, sa paupière supérieure tuméfiée et des cernes de douleur cerclaient ses yeux.

Sa peine explosa d’un coup et une boule de rage gronda dans sa poitrine. Neï plaqua son poing contre sa bouche entrouverte. Un hurlement étouffé roula dans son larynx pour venir se répercuter sur ses doigts fermés. Elle hurla ainsi jusqu’à ce que les muqueuses de sa gorge soient à vif, que sa voix devienne rauque.

Totalement vidée, elle baissa les bras. Ses globes oculaires la brûlaient d’avoir trop pleuré, le sang pulsait à ses tempes, lui donnant des vertiges.

Elle pensa alors à son père. Lui aussi avait perdu son amour. Lui aussi avait souffert. Mais il avait fui sa souffrance en quittant la tribu.

Chapitre 28

L’air glacial pénétrait sa peau comme une multitude d’aiguilles, mais Neï ne s’en souciait pas. Elle s’était éclipsée sans avertir personne et avançait rapidement dans l’aube naissante, sur le chemin de la montagne Sacrée, avec l’espoir de retrouver son père… seul. Elle voulait en savoir plus sur cette soi-disant expédition, sur sa vie chez les T’surs et leurs coutumes différentes de celles du peuple K’awil, sur son désir de revenir…

Dans la grotte du W’amu, elle avança à pas de loup pour ne pas réveiller la masse sombre enroulée autour de ses petits.

C’est gentil à toi de faire attention à notre sommeil, dit soudain la femelle W’amu. Mais la moindre pensée me réveille… Ceux qui m’ont conçue n’ont pas eu le temps de finir correctement leur travail. Sois prudente avec les T’surs, ils font parfois n’importe quoi.

– Ceux qui t’ont … conçue ? répéta Neï, interloquée.

Va, ce n’est pas le moment, tu dois rejoindre ton père. Il t’expliquera.

La jeune femme aurait bien voulu avoir les réponses à toutes les questions qui explosaient soudain sous son crâne, mais elle ne tirerait rien d’autre de la gardienne.

Elle escalada, traversa les grottes en courant, escalada de nouveau et s’engouffra finalement en un temps record dans le goulet menant à la dernière grotte.

Elle s’immobilisa soudain à mi-chemin.

Des voix.

Une dispute.

La jeune femme reprit sa progression, cette fois plus lentement pour faire le moins de bruit possible, puis s’arrêta au bord de l’orifice qui donnait accès à la grotte où elle ne voyait que des ombres mouvantes sur les parois rocheuses.

La discussion s’envenimait.

– Je n’étais pas certain que les K’awils soient encore en vie ! tentait de se défendre Voltàn.

– Mais tu as quand même emporté ton coffre.

Neï rampa de quelques centimètres pour avoir une meilleure visibilité. Assis sur ce fameux coffre, son père avait les épaules voûtées. Cinq T’surs, dont deux femmes, l’entouraient.

– Ose dire que tu ne lui as pas menti ! explosa une femme aux cheveux roux tombant en boucles lourdes sur la nuque.

Voltàn leva son regard vers elle.

– Ta sœur a fait pire, Étaine. Bien pire. Alors ne me juge pas.

Soudain, les yeux de la dénommée Étaine se remplirent de larmes. Elle s’accroupit aux pieds de Voltàn.

– Alors il n’y a pas de plante miracle chez les K’awils, c’est ça ? Shanel a pris le risque de participer au programme Jeunesse Éternelle et elle est condamnée ?

– Je t’ai promis que ta sœur s’en sortirait, bien qu’elle mérite les conséquences de ses actes. Si dans le monde il existe une plante contre le mal qui frappe ces cent cobayes, c’est ici qu’on peut la trouver. Je demanderai de l’aide à la shamane de mon… du clan des… à Ix Chel.

Un homme maigre au visage anguleux ricana.

– Tu crois peut-être qu’on va te laisser y aller seul ? Tu serais capable de ne jamais revenir !

– Je suis là pour sauver Shanel avant tout ! s’insurgea-t-il. Nous savons tenir nos promesses, nous, les K’awils !

– On t’accompagnera, lâcha un autre T’sur aux larges épaules, qui entra, en boitant, dans le champ de vision de Neï.

C’était celui qui avait tué Jynx !

– Non, Tom. J’ai déjà commis une erreur en vous conduisant de ce côté de la montagne.

– Quelle erreur ? gronda l’homme.

– Dois-je te rappeler que vous n’avez pas le droit d’aller sur le territoire des K’awils ? Qu’un traité a été signé ?

– Ce traité date de près de soixante-dix ans, avant même le cataclysme de 2012 ! Tu crois pas qu’il y a prescription ? railla l’homme maigre.

Voltàn bondit sur ses pieds, les poings serrés.

– Quand je parlais de promesses… Parlons-en, de ce Grand Chamboulement, comme nous l’appelons dans ma tribu, cela ne vous a pas servi de leçon après les ravages que vous aviez vous-mêmes infligés à notre Mère la Terre ! Vous persistez encore aujourd’hui ! Je suis prêt à tuer le premier qui osera piétiner l’accord signé avec le peuple K’awil, gronda-t-il.

Tom s’approcha de Voltàn, jusqu’à le toucher avec sa poitrine.

– Tu seras mort avant…

– Hé ! s’interposa Étaine en les séparant, on a autre chose à faire que de se battre ! La vie de ma sœur est en jeu !

– Et toi, tu ne penses qu’à ta sœur ! lui lança Voltàn. Rien d’autre ne peut t’atteindre que vos petites vies ?

Tom le poussa d’un coup d’épaule.

– Tu nous critiques, cracha-t-il, mais tu as quitté ton monde de sauvages pour le nôtre, ne l’oublie pas !

– Après les horreurs que j’y ai vues, je le regrette amèrement, crois-moi.

Neï avait le souffle coupé tant par la colère de son père que par toutes ces révélations. Il fallait qu’elle réfléchisse à ce qu’elle venait d’entendre, mais pas ici. Elle tenta de reculer, mais le sol s’effrita sous ses coudes et céda. Elle dégringola, roula sur elle-même et se redressa en grognant.

Deux fois qu’elle chutait de la sorte !

Les T’surs et Voltàn demeurèrent quelques secondes interdits. Tom réagit le premier et se précipita sur la jeune femme, pointant sa très longue lame sur sa gorge. Neï eut le temps de faire un bond de côté pour éviter de se faire transpercer. Deux autres T’surs se ruèrent vers elle et la saisirent par les épaules. Elle ne se débattit pas. Inutile. Face à leur corpulence, elle ne faisait pas le poids.

– C’est la fille qui nous a saignés, Julia et moi ! s’exclama Tom. Ligotez-là !

– Fichez-lui la paix ! s’interposa Voltàn.

– La ferme, le traître ! explosa l’homme maigre.

Neï fut ligotée sans ménagement, mains derrière le dos.

– Assieds-toi ! ordonna un T’sur.

– Tu penses qu’une bête sauvage peut te comprendre ? dit un autre en poussant Neï qui s’affala sur le tas de gravats.

Elle se redressa pour s’asseoir correctement. Ses yeux ne quittaient pas l’homme qui se prénommait Tom. Elle revoyait son affrontement avec Jynx et le corps sans vie de son compagnon qui s’écroulait sur le sol. Elle chassa une montée de haine et reporta son regard sur son père, impuissant, puis sur les deux femmes en retrait, visiblement affligées.

– Que comptez-vous faire d’elle, maintenant ? demanda Voltàn.

– Ça ne te regarde pas !

– Détrompe-toi. Tu as tué son compagnon. Julia et toi n’avez été que blessés. Où est la juste mesure ?

– Il a raison, intervint Étaine.

– Je veux qu’elle paie, cracha Tom.

– Julia est en vie ! rappela l’autre femme T’sur.

– Je ne sais pas exactement ce que vous cherchez comme plante, dit Neï en s’adressant à son père dans le dialecte des Anciens, mais je peux vous aider.

– Qu’est-ce qu’elle baragouine, la sauvage ? lança l’homme maigre.

Voltàn grinça des dents.

– Ne parle pas comme ça de ma…

– Non ! s’écria Neï, toujours dans le dialecte des Anciens. Ne lui dis surtout pas que je suis ta fille ! Ils refuseraient de croire en ma bonne foi !

Son père hocha la tête.

– Elle nous propose de trouver la plante dont nous avons besoin, expliqua Voltàn.

– Elle comprend notre langue ? s’étonna Étaine.

– Le peuple K’awil est la réunion de plusieurs peuples premiers qui parlaient majoritairement l’espagnol, expliqua-t-il calmement.

– Qui nous prouve qu’elle ne va pas tenter de nous entourlouper ? fit remarquer l’homme maigre d’un air soupçonneux.

Voltàn soupira, excédé.

– Adam, tu as beau être botaniste, il y a des choses que tu ne découvriras jamais dans cette jungle malgré ta pléthore de diplômes. Que tu le croies où non, elle a plus de connaissances que toi en la matière. C’est ainsi. Soit vous acceptez son aide pour sauver toutes les personnes stupides qui ont accepté de jouer les cobayes pour le programme Jeunesse Éternelle, soit vous rentrez bredouilles sans gloire ni argent.

Adam grommela une phrase inintelligible, tandis que, sans attendre, Étaine se dirigeait vers Neï.

– Relève-toi, je vais te délier les mains.

Neï recula, refusant son contact. La T’sur fit une moue dépitée qui se transforma rapidement en une moue ahurie lorsqu’elle vit Neï se contorsionner et se libérer elle-même de ses liens.

Elle se leva et vint se planter devant Étaine.

– Mon nom : Neï, fille de Yon, dit-elle simplement après avoir cherché ses mots.

Elle était fière de son petit effet de surprise et de prouver ainsi que le peuple K’awil était plein de ressources.

– Tu peux réellement nous aider ? s’enquit Étaine, revenue de son étonnement.

– Ix Chel aide… si… elle… vouloir.

– Qui est Ix Chel ?

– Vieille sorcière de clan à moi.

Tom étouffa un juron.

– Elle nous prend pour des abrutis, ta copine ? s’exclama Adam. Une sorcière serait plus calée que nos scientifiques ?

– Je ne ferai rien pour vous si vous continuez à être aussi irrespectueux, avertit Neï dans sa langue natale. Vous devrez avoir confiance en moi.

Son père traduisit et ajouta doucement :

– Vous n’avez pas le choix.

Il ressentait un sentiment de fierté immense envers sa fille.

– Pas vraiment, en effet, admit Tom.

– Expliquez-lui ce que vous recherchez, suggéra Voltàn, quelles sont les répercussions de ces tests de… Jeunesse Éternelle. Elle doit tout savoir. Il faut également un échantillon de ce produit pour que les sorcières examinent sa composition…

Neï leva la main pour l’arrêter.

– J’aide vous… mais condition…

Neï savoura le petit instant de silence qu’elle fit planer avant d’expliquer à son père ce qu’elle souhaitait.

– Dès que vous aurez obtenu ce que vous voulez, expliqua-t-il, vous partez et ne remettez plus jamais les pieds en territoire K’awil. Vous oubliez jusqu’à notre existence.

Les T’surs se concertèrent avec animation, mais ils tombèrent d’accord sur le fait que, s’ils refusaient, ils se sentiraient coupables de la mort des cent cobayes qui avaient cru pouvoir défier le temps, et auxquels ils avaient fait la promesse d’aider. Ils acceptèrent donc la proposition de Neï et lui donnèrent tous les détails nécessaires.

– Je viens avec toi, proposa Voltàn, alors que sa fille était prête à repartir.

– Non, répondit Neï dans le dialecte des Anciens.

Devant la mine dépitée de son père, la jeune femme ajouta :

– Ton âme erre encore entre deux mondes et tu dois savoir exactement ce que tu veux avant de réintégrer la tribu. Quand ce sera clair dans ton cœur, tu devras repasser ton imago. Je t’aiderai.

Cela s’était imposé naturellement en elle, comme une évidence.

Voltàn hocha la tête, conscient de l’enjeu de sa réintégration parmi les siens.

Chapitre 29

Dès son retour, Neï avait demandé à Luv’ku de convoquer le conseil des sages. Celui-ci l’avait écoutée avec stupéfaction et avait approuvé ses décisions, ainsi que la possible réintégration de son père parmi les siens. Puis, avec l’aide de Ix Chel, elle avait cherché les plantes adéquates pour l’élaboration d’un remède qui combattrait les effets redoutables du programme Jeunesse Éternelle que des T’surs avaient inconsidérément mis au point.

La jeune femme s’était bien gardée de les juger, elle savait qu’un fossé énorme séparait la culture des T’surs de celle des K’awils, cependant, elle était heureuse d’appartenir à ces derniers.

Régulièrement, elle avait rendu visite à son père dans la grotte au coffre où il avait élu domicile en attendant d’accomplir son imago pour retrouver sa place au sein du peuple K’awil. Il lui avait montré les clichés du monde des T’surs qu’il avait pris, certains représentaient la misère, l’horreur de la guerre, la souffrance, les dégradations de la Terre, d’autres dépeignaient la paix et l’harmonie, la joie et l’amour. Il lui avait, en outre, expliqué le fonctionnement de certaines sociétés où les hommes autant que les femmes vivaient selon leurs propres choix, libres.

Elle avait également appris que les T’surs avaient voulu recréer, grâce à des manipulations génétiques, certaines espèces disparues de la planète. Ces expériences avaient échoué et engendré des « monstres », tel le W’amu, sorte d’énorme tatou télépathe, ou le K’tioni, mélange de tigre à dents de sabre et de hyène, ou encore le K’ya, un aigle majestueux, mais dont le plumage ventral était remplacé par de la fourrure d’hermine. Effrayés, les T’surs avaient arrêté leurs expériences et « lâché » ces erreurs de la nature dans les jungles les plus reculées.

Maintenant, Neï comprenait mieux son propre monde, comme ces petits détails auxquels elle n’avait jamais prêté attention, à l’instar des fleurs-soleil ou des fleurs-lune qui redistribuaient la lumière emmagasinée grâce à des capteurs inventés par les T’surs et adoptés par son peuple avant le Grand Chamboulement.

***

Après de longs jours de tâtonnement, grâce aux connaissances des sorcières de tous les clans, Neï avait réussi à concocter le fameux remède et l’avait apporté à son père, avec le détail de la composition, pour qu’il le remette aux T’surs. D’ici quelques heures, l’équipe de scientifiques quitterait définitivement la jungle qui bordait le flanc nord de la montagne Sacrée.

Il restait à Neï deux choses à accomplir : aider son père à passer son imago pour que son âme réintègre le peuple K’awil, et retrouver Tep qui avait disparu. Ce dernier, pour s’être ainsi enfui, devait avoir quelque chose de grave à se reprocher, et elle pressentait qu’il avait joué un rôle dans la mort de Shin et Dun.

Une fois n’est pas coutume, la cérémonie de l’imago ne se déroulerait ni dans la chambre de l’entre-deux-mondes, ni en présence d’aucune sorcière, mais dans la grotte provisoire dans laquelle elle avait demandé à son père de s’installer, non loin de la montagne du Soleil. Seule Neï l’accompagnerait dans cette épreuve. Une fille qui orchestrait le rite de passage de son père… Des rôles inversés pour cette renaissance qui revêtait un caractère spécial.

Pour le moment, elle découpait soigneusement la racine d’iboga et plaça les copeaux dans une coupelle en terre. Elle s’agenouilla près de Voltàn, qui, ému, observait le moindre de ses gestes.

– Tu es prêt ?

– Oui, souffla-t-il.

Neï exécutait le rite avec soin, prenant garde de ne rien oublier et veillant avec tendresse sur son père. Elle ne lui avait pas entièrement pardonné ces seize années d’absence, toutefois elle avait au moins compris en partie ses motivations. Elle trouvait courageux de sa part de montrer ses faiblesses et d’accepter ses erreurs, mais aussi de vouloir se présenter, sans défense et totalement perdu, devant ce peuple qu’il avait rejeté par douleur.

Durant tous ces jours aux côtés de sa fille, Voltàn l’avait admirée. Il regrettait de ne pas avoir été là pour la voir grandir. Il avait usé de patience pour lui expliquer ses raisons, ce qu’il avait tiré de sa vie auprès des T’surs et, surtout, lui parler de l’amour qu’il vouait toujours à Yon, détail qui n’était pas anodin et qui, il en était persuadé, aiderait à la construction de Neï.

Quand Voltàn entra dans sa phase d’isolement, Neï le quitta après avoir déposé un baiser sur sa tempe. Encore sous l’emprise du rite et de l’iboga, il n’avait pas réagi, mais la jeune femme n’attendait rien. Elle lui offrait simplement son amour sans retour.

***

Alors que Neï avançait sur le chemin qui menait à la montagne du Soleil, elle ressentit un étrange malaise. Quelque chose clochait. Un silence anormal. Elle ne voyait pas un seul enfant à l’extérieur. Pourtant, il aurait dû y avoir de l’agitation à cette heure. Même la nature semblait fonctionner au ralenti.

Alors, son cœur manqua un battement, ses mains se mirent à trembler et elle vacilla comme la flamme d’une torche en plein vent. Elle s’engouffra dans la montagne et courut vers la grotte où se déroulaient habituellement les réunions. Personne.

– Il y a un problème ? lança-t-elle dans le vide.

– C’est Neï, chuchota une voix. Elle est de retour.

– Que se passe-t-il ? répéta-t-elle plus fort.

Dans la pénombre, quelqu’un se dirigeait vers elle.

Une silhouette, petite, menue, échevelée, le visage poussiéreux et les vêtements en désordre.

– Eam ? s’étonna Neï une fois qu’elle fut près d’elle. Où sont les autres ?

– Viens. Un malheur est arrivé dans notre clan.

Sans dire un mot de plus, Eam l’entraîna par la main jusqu’à l’entrée de la grotte mortuaire, là où les cheffes et les sorcières se retiraient pour mourir. Subitement, les couleurs désertèrent les joues de Neï. Elle se dégagea de l’emprise d’Eam, prête à s’élancer à l’intérieur, mais elle fut stoppée net dans son élan par une main puissante :

– Attends, Neï, fille de Yon.

La voix de Ix Chel, rauque et inquiète. Si ce n’était pas la vieille sorcière dans la chambre sacrée… Luv’ku !

Elle se débattit pour pouvoir passer, mais l’ancêtre avait une force insoupçonnée.

– Écoute-moi ! ordonna-t-elle.

Neï se calma, un court laps de temps, juste pour écouter ce que Ix Chel avait à lui dire.

– Ta grand-mère n’est pas morte, mais son état est très grave.

– Que lui est-il arrivé ? Une bête sauvage ?

Ix Chel cracha. La main qui retenait Neï vibrait d’une colère intense.

– Une bête sauvage en quelque sorte, oui.

– Je ne comprends pas !

– Tep est devenu fou.

– Tep ! s’exclama la jeune femme atterrée. Tep… répéta-t-elle d’une voix sourde.

Une décharge électrique fusa de sa nuque à ses reins.

– Où est-il ? gronda-t-elle. Où ?

– Il s’est enfui. Avec Sih. Tous les guerriers sont à sa poursuite.

Cette fois, Neï crut que le plafond de la grotte s’écroulait sur elle. Tep avait enlevé sa nièce !

Chapitre 30

Neï courait dans la forêt, à l’affût du moindre indice, mais elle était totalement affolée. Tep avait perdu la tête au point de vouloir tuer Luv’ku et de prendre Sih en otage !

– Il est allé voir Luv’ku dans sa grotte et lui a tout révélé, avait expliqué Ix Chel. Sa lâcheté lorsque le K’tioni a attaqué Shin et Dun, sa soif de pouvoir, son aversion pour nos coutumes qui, selon lui, relèguent les hommes au rang d’êtres inférieurs, son plan qui consistait à éliminer ta grand-mère avant que tu ne t’unisses, permettant à son épouse d’être prioritaire sur toi pour diriger le clan des armuriers, ainsi, à travers elle, il aurait instauré petit à petit de nouvelles lois pour donner plus de liberté aux hommes. Luv’ku est entrée dans une colère noire et l’a banni. Alors, il a planté sa lame dans son ventre. Il a cru l’avoir tuée, seulement Luv’ku est résistante et Tep stupide, il ne sait pas planter une lame pour tuer sur le coup. Il s’est enfui en enlevant Sih.

– Pourquoi Sih ?

– Lui seul le sait.

– Qu’est-ce que je fais de Tep si je le trouve ?

– Ce que tu voudras, Neï, fille de Yon. C’est toi qui décides à présent.

La jeune femme avait alors pris son arc et son carquois, ainsi que ses deux longues lames.

Après une longue course, elle s’aperçut que son instinct l’avait poussée jusqu’à la forêt qui abritait la grotte d’isolement après l’imago. Très éloignée de la montagne du Soleil, elle constituait une excellente cachette.

Son instinct ne l’avait pas trompée : des pleurs d’enfant lui parvinrent. Elle s’immobilisa. Il ne fallait surtout pas qu’elle se montre. Qui sait ce que Tep serait capable de faire à la petite Sih !

Elle repéra la direction du vent, même si Tep était un chasseur exécrable, bien qu’il se vantât du contraire, la plus grande prudence s’imposait, et elle changea de chemin pour faire face à la brise. Enfin, elle contourna la grotte d’où provenaient les pleurs persistants de Sih. Silencieusement, elle escalada la roche pour se retrouver juste au-dessus de l’entrée.

Elle s’allongea au moment où Tep sortait. Sous son bras gauche, portée comme un vulgaire sac, Sih gesticulait et criait.

– Vas-tu te taire !

Mais l’enfant n’en avait cure et continua de plus belle.

– J’aurais dû te laisser pourrir dans le ventre de ta mère ! Mais maintenant, j’ai besoin de toi.

Idiot ! pensa aussitôt Neï. Elle se redressa, se campa fermement sur ses deux jambes. Doucement, elle encocha une flèche, banda son arc et le tint baissé.

Du bout du pied, elle poussa une pierre qui dévala jusque devant l’entrée de la grotte. Tep sursauta et se retourna. Un rictus sarcastique se dessina sur ses lèvres en voyant Neï.

– Déjà là ? Je me doutais bien que tu serais la première à me retrouver. Seulement, tu ne peux rien contre moi.

Neï leva son arc et Tep éclata de rire.

– Eh bien, qu’attends-tu ? Te crois-tu si forte que tu veuilles me tuer à cette distance sans risquer de toucher Sih ?

Il brandit la fillette devant son visage, à bout de bras. Étrangement, l’enfant cessa de gesticuler et de hurler, comme si elle sentait la présence de sa tante, comme pour lui faciliter la tâche.

– Allez ! Vas-y !

– Pourquoi, Tep ? Pourquoi as-tu détruit ma vie en tuant les personnes que j’aimais le plus au monde ?

– Pour ta sœur, c’est la faute du K’tioni. Je n’ai rien pu faire. Quant à ta grand-mère… ce n’est pas grave, elle avait déjà un pied dans le monde antérieur. Tu t’en remettras.

Son cynisme fit froid dans le dos de Neï. Elle se retint de lui annoncer que Luv’ku était toujours en vie.

– Tu es à cette place que je convoite, ajouta-t-il. Si ça n’avait été toi, cela aurait été une autre. Dommage, mais c’est ainsi.

– Ôter la vie juste pour diriger un clan !

– Non ! cracha-t-il. Je ne supporte plus d’être inférieur aux femmes.

– Tu mens, Tep. Tu as soif de pouvoir. Ne cache pas tes desseins derrière une excuse absurde ! Notre société matrilinéaire n’exclut pas les hommes. Bien au contraire.

Neï ne baissait pas son arc, ni Tep, Sih, qui lui servait de bouclier.

– Laisse ma nièce hors de tout cela. Elle est bien trop jeune…

– NON ! hurla Tep.

L’enfant sursauta mais ne pleura pas, ses grands yeux pleins d’espoir braqués sur ceux de Neï.

– Je te la rendrai si tu acceptes de me laisser ta place, sinon, elle mourra comme les autres.

– Tu es fou ! Le peuple K’awil n’acceptera jamais ce changement radical dans nos coutumes !

– Il le faudra bien.

– Pose Sih, ordonna soudain Neï d’une voix rauque.

– Jamais.

– Je vais te tuer, Tep.

Il ricana.

– Impossible à cette distance. Je ne suis pas si fou que ça, Neï l’orpheline.

Neï inspira, plissa les paupières et se concentra. Tep tenait Sih à bout de bras, dégageant ainsi une partie de son ventre.

C’est à cet endroit que je dois viser. Fais-moi confiance, petite Sih, dit-elle mentalement. Je prends le risque qu’il te lâche, mais un tapis de mousse amortira ta chute.

– Pour la dernière fois, Tep, pose Sih.

Un silence pour toute réponse. Neï bloqua sa respiration, ferma son œil droit, visa et ouvrit sa main gauche. La corde vibra et la flèche fila se planter juste au-dessus de la vessie de Tep.

Comme elle l’avait prévu, il lâcha l’enfant avant de tituber vers l’arrière.

Neï encocha aussitôt une autre flèche, visa la tête et tira.

Tep s’écroula sur le sol, le crâne transpercé.

Sih hurlait.

Neï sauta du sommet de la grotte et se précipita vers sa nièce. Elle la prit doucement dans ses bras. Rien de grave : une épaule démise et une grosse bosse à la tête. Elle la serra contre sa poitrine, après avoir replacé la tête de l’os dans son logement.

– Merci pour ton courage, petite Sih, lui murmura-t-elle à l’oreille tout en la berçant pour la calmer.

Du bout des orteils, elle bougea le bras inerte du cadavre.

– Je vais envoyer des hommes te chercher, mais ton esprit ne pénétrera jamais dans le monde antérieur. Je ne connais pas de pire châtiment pour les traîtres.

DEUX DERNIERS CHAPITRES

Chapitre 31

Sih profondément endormie dans ses bras, Neï approchait de la montagne du Soleil. Elle marchait d’un bon pas, pressée de connaître l’état de sa grand-mère, une sourde angoisse lui martyrisant le ventre.

Son anxiété augmenta lorsqu’elle pénétra dans le lieu de vie du clan des armuriers. Il était toujours vide. Des voix provenaient de la grotte mortuaire. Si personne n’avait repris ses activités, cela voulait dire que l’état de Luv’ku avait empiré.

Prise de vertiges, Neï s’arrêta et berça fébrilement Sih pour se calmer.

Forte. Je dois être forte.

Elle avança vers la grotte mortuaire, se fermant progressivement à la douleur qui lui étreignait la poitrine.

Forte.

Le brouhaha s’intensifiait.

Une fois arrivée sur le seuil de la salle, Neï se figea. Tous les clans étaient là, agglutinés. Le silence se fit brutalement alors que les visages se tournaient vers elle. Les yeux de Ix Chel furent comme une bouée de sauvetage à laquelle s’accrochèrent ceux de Neï, posant une question muette. Une ombre de sourire naquit sur les lèvres de la vieille sorcière.

– Tout va bien, la rassura Ix Chel. Luv’ku est hors de danger.

Les larmes roulant sur ses joues, Neï déposa Sih dans les bras de l’ancêtre et se fraya un chemin dans la foule qui s’écartait sur son passage, dévoilant Luv’ku allongée et recouverte de fourrures. Les couleurs rosissaient ses joues et ses yeux avaient retrouvé ce pétillement malicieux qui lui était propre.

Quand elle aperçut Neï, elle soupira bruyamment.

– Viens près de moi, mon enfant.

Neï s’agenouilla et posa ses mains sur celles de sa grand-mère. Sa peau était chaude et douce.

– Ne pleure pas, tout va bien maintenant.

Neï sentit une présence dans son dos. Elle pivota lentement. Eam. Le visage anxieux et les traits tirés.

Neï se redressa.

– J’ai dû tuer Tep… Je suis navrée, articula-t-elle difficilement.

Un tremblement secoua les épaules d’Eam.

– Il était devenu fou… murmura celle-ci.

Elle déglutit avec peine.

– Notre nièce, reprit-elle d’une voix hachée, est saine et sauve. J’en suis heureuse. Je la considère presque comme ma fille, tu sais.

– Je comprends. Ce qui s’est passé n’enlève rien à notre lien.

– Merci, souffla Eam, les yeux brillants.

Les conversations reprenaient en un bourdonnement désordonné et Neï eut la désagréable impression de se trouver dans une ruche. Une main étreignit son épaule.

– Tu es une jeune femme extraordinaire, Neï, fille de Yon. Digne de ton totem, le K’ya. Les Anciens ne se sont pas trompés en te choisissant. C’est pourquoi il est temps d’annoncer au peuple K’awil que tu cumuleras les fonctions de cheffe et de sorcière du clan des armuriers.

Un raclement de gorge interrompit le discours de Ix Chel. Luv’ku se redressait péniblement sur sa couche.

– Je pense qu’il est aussi temps que je cède ma place. Neï, fille de Yon, fille de Luv’ku, tu es, à partir de maintenant, la cheffe du clan des armuriers.

– Mais… grand-mère ! s’écria Neï.

– J’ai dit.

Immédiatement, les hommes et les femmes du clan s’agenouillèrent.

– Et dans les veines de cette enfant, révéla Ix Chel en soulevant Sih, coule le sang d’une sorcière.

Les battements d’un tambour remplacèrent ceux du cœur de Neï. Un groupe s’esquiva pour préparer un repas de fête. Chaque cheffe vint féliciter Neï. Ix Chel déposa Sih dans les bras d’Eam et ouvrit largement les siens.

– Bienvenue parmi les sages, Neï, fille de Yon, cheffe et sorcière du clan des armuriers.

Épilogue

Vingt-cinq ans plus tard

Assise en tailleur, seule dans son atelier qu’elle avait transformé au fil des années en un lieu paisible propice à la méditation, Neï offrit ses mains à la chaleur bienfaisante du feu. En cette nuit calme, son esprit vagabondait sur les événements de la journée, une journée d’hiver somme toute commune, durant laquelle le peuple K’awil avait vaqué à ses occupations quotidiennes.

Elle attrapa un fagot de plantes séchées qu’elle jeta dans le foyer. Les flammes dansèrent en crépitant joyeusement et une fumée âcre atteignit le plafond en une volute épaisse et légèrement bleutée.

Neï inspira profondément et ferma les yeux.

La nuit dernière, elle avait eu une vision. Et là, elle voulait en avoir le cœur net.

Une femme l’appelait.

Neï se balança d’avant en arrière. Elle ouvrit son âme pour que cette femme puisse la rejoindre. Il lui fallait la guider, car elle n’avait pas l’habitude de ce genre de voyage.

Viens. N’aie pas peur. Je suis là pour toi.

Ses paupières se soulevèrent, mais son regard restait absent. Elle percevait les vibrations d’un corps et d’un esprit errant dans le temps et l’espace. Un souffle d’air taquina les mèches noires mi-longues encadrant son visage fin et délicatement marqué par l’âge.

Ce fut d’abord les yeux qu’elle reconnut. Des yeux que jamais elle ne pourrait oublier. Ils étaient si particuliers pour Neï, aussi purs que de l’eau. Puis cette chevelure qui avait la couleur de l’herbe roussie par le soleil implacable de l’été.

– Étaine ! 

L’image mouvante et incertaine de la T’sur s’était matérialisée dans la fumée dense qui léchait les parois de la grotte. Neï se pencha sur sa droite pour saisir l’anse d’un panier qu’elle cala dans le creux que formaient ses jambes, et ses mains en fouillèrent l’intérieur puis dégagèrent une poignée de poudre de racine d’iboga. Elle la jeta dans les flammes et le feu oscilla. Il s’épanouit d’un coup comme s’il voulait atteindre la roche calcinée au-dessus de lui et exhala un nuage argenté qui ondula en une spirale hypnotique.

La flambée se calma, puis se contorsionna sur les braises rougeoyantes.

Neï plongea dans l’esprit d’Étaine  avant qu’il ne disparaisse.

– Le remède a-t-il fonctionné sur le corps de ta sœur ? Mon père parle beaucoup d’elle…

Une braise craqua, elle sursauta et cligna des yeux alors qu’elle reprenait conscience de ce qui l’entourait. Tout tanguait autour d’elle, un froid sournois courait dans chacune de ses veines, le sang tambourinait à ses tempes et si elle restait ainsi, elle allait perdre connaissance. Elle se secoua et avisa les restes de son repas posés sur sa droite.

– Un morceau de racine de ruis sera plus adapté, fit une voix derrière elle. Mange.

Sih était entrée sans bruit. Son costume de sorcière ne masquait pas ses formes généreuses. Neï lui sourit faiblement alors qu’elle s’emparait de la racine tendue sous son nez.

– Viens près de moi, ma nièce.

Sih s’exécuta.

– J’ai senti que tu avais besoin de ma présence… dit-elle, une fois installée.

– Tu es aussi forte que Ix Chel. Le pouvoir de cette vieille sorcière m’a toujours impressionnée…

– J’ai été entre de bonnes mains, remarqua Sih, une lueur espiègle au fond des yeux.

Neï mâcha la racine juteuse qui la revigora instantanément. Seulement les souvenirs affluaient tel un torrent capricieux et gonflé par des pluies.

– Ix Chel me manque, chuchota-t-elle, les paupières bordées de larmes. Luv’ku aussi.

Sih enserra les épaules de sa tante.

– À moi également. Avec qui étais-tu à l’instant ? interrogea-t-elle d’une voix douce.

– Étaine .

Sih ne parut pas surprise.

Elle se leva pour remettre deux bûches sur les braises qui perdaient petit à petit leur vigueur dans un chuchotis asthmatique, et quand elle reprit place, elle observait Neï du coin de l’œil qui n’avait que très peu changé durant toutes ses années.

Elle sourit intérieurement. Il est très rare que l’on voie vieillir objectivement ses aînés. Alors son regard s’attarda sur les fils d’argent qui ornaient depuis peu les cheveux noirs comme une nuit sans lune, les trois plumes blanches de K’ya, agrémentaient toujours les mèches plus courtes à la droite de son visage découvrant son piercing au tragus, un visage marqué par quelques rides de sagesse aux coins des yeux et de la bouche, d’une fine cicatrice au menton et d’un piercing au sourcil gauche. Son corps possédait toujours cette grâce et cette vivacité que bon nombre de jeunes filles lui enviaient.

Sih vouait une tendresse intense à sa tante. Elle lui devait la vie et bien plus encore.

– À quoi penses-tu ? s’enquit-elle enfin.

– Aux événements de cette année-là, si singulière.

Neï rapprocha ses mains, paumes offertes, vers les flammes de nouveau vivantes.

– J’ai perdu des êtres chers. J’ai découvert mon père et je lui ai permis de réintégrer notre peuple. Et moi, j’ai grandi d’un coup.

Une souffrance non atténuée fêlait sa voix, son regard exprimait une tristesse infinie.

– Parle-moi, invita Sih.

– Pourquoi ? Tu connais les raisons de mon chagrin.

– Je veux l’entendre, insista-t-elle.

– Quand Jynx a intégré le monde antérieur, il a emporté mon cœur. Son absence est si douloureuse, même après tant d’années… Régulièrement, il envoie un papillon pour me prouver que lui non plus ne m’a pas oubliée.

– C’est pour cela que tu ne t’es jamais unie ?

La bouche de Neï s’ouvrit pour répondre, mais se referma. Un pli soucieux barrait son front.

Quand elle reprit enfin la parole, sa voix était ferme :

– Pas exactement. Sur mon chemin, je me suis trouvée à un carrefour et j’ai opté pour le sentier de la liberté. Être libre avec moi-même. Je ne voulais pas sentir le poids d’une union qui ne m’aurait pas satisfaite.

– Tu ne regrettes pas de ne pas avoir eu d’enfants ?

– Parfois si. Seulement, je sais que je n’aurais pas été capable d’assumer cette responsabilité avec celles que j’ai déjà en tant que cheffe-shamane… et armurière.

Elle se tut un instant, puis plongea son regard dans celui de sa nièce.

– Et toi ?

Sih sourit.

– Je n’ai aucun regret de ne m’être jamais unie.

La réponse était nette et franche.

– Mais j’ai tout de même eu deux enfants, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

– Oui, et ils sont magnifiques… tout le portrait de leur grand-tante ! la taquina Neï.

Elle pressa la main de Sih.

– Merci, dit-elle simplement.

– Bien, dit Sih en se levant, je retourne dans ma grotte. Demain, c’est la cérémonie du solstice d’hiver. Je dois me reposer.

Elle se pencha et déposa un baiser sur le front de Neï.

– Repose-toi aussi.

Elle partit. Aussi silencieusement qu’elle était arrivée.

Neï resta un moment dans ses pensées. L’image de Jynx s’imposait à son esprit et petit à petit la tristesse céda la place à une certaine sérénité.

Un jour, ils se retrouveraient.

Dans le monde de Xibalba.

Le monde antérieur.

FIN