Mes petits sourds, apprentis écrivains

Une expérience inoubliable grâce à l’association Délires d’Encre (et la Fondation Bettencourt)

Il était une fois, une école un peu à part, une classe pas comme les autres, des élèves d’un autre monde.

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Ces dix dernières années, des rencontres singulières m’ont marquée plus que d’autres, mais celle que je vais vous conter me hantera durablement.
Connaissez-vous ce monde silencieux dans lequel vivent les sourds ?

Je n’en sais pas plus que vous, si toutefois vous êtes entendant comme moi, seulement, j’ai toujours eu cette irrésistible attirance de la différence, et lorsque l’association Délires d’Encre m’a proposé d’intervenir dans une classe d’élèves de deux niveaux, CM1/CM2, en plein cœur d’une école primaire « ordinaire » à Ramonville, aucune hésitation, je répondis présente.

Comment deviner que cette matinée d’octobre 2012 allait m’enrichir et me pousser à mon vieux désir : apprendre la LSF ? (Mais ceci est une autre histoire.

Nous autres, auteurs, n’écrivons pas uniquement pour les gens qui savent lire, les instruits, les érudits, mais aussi pour ceux qui n’aiment pas la lecture, ceux qui ne connaissent pas toutes les subtilités de la langue française.

La lecture concerne tout le monde puisqu’elle fait partie de notre quotidien, mais c’est tellement naturel pour les lettrés. C’est si naturel pour moi que jamais je ne me suis posé cette question : comment des enfants sourds peuvent-ils apprendre notre langue à l’écrit alors qu’ils n’en reçoivent pas la moindre musique ?

Les enfants sourds apprennent dans le silence, voient et reconnaissent les mots, mais… quels sons font-ils ? La surdité est un monde à part avec une culture qui lui est propre. Un sourd qui signe LSF, c’est une personne qui parle une autre langue avec un autre alphabet et une structuration syntaxique différente. Cette langue fonctionne avec des phrases simples souvent dénuées de conjugaison, elle demande beaucoup de travail, car le corps entier, surtout le visage, joue un rôle important dans la communication.

Parler, lire, écrire est d’une telle évidence que nous imaginons difficilement les autres formes d’apprentissage pour parvenir à cet automatisme. Face à une telle situation, on devient humble.

Pour cette première, je ne mesurais donc pas toute la difficulté de l’écrit, et de la langue en particulier. C’était comme si je me trouvais face à une classe bilingue « classique » – ce qui est le cas ! –, car, par un automatisme inconscient, je pensais en anglais en m’adressant virtuellement à eux quelques minutes avant l’immersion.

Fascinée, j’ai vu ces élèves signer, « écouter », des élèves curieux et avides d’apprendre de ma bouche, le tout dans un silence bruyant – les interprètes nous rendant la tâche plus facile (merci mille fois à eux) ! J’ai compris que certains mots, certaines expressions étaient ardus à traduire, surtout piochés dans un texte de Science-Fiction, pourtant destiné à de jeunes élèves de primaire.

À la fin de la séance, je suis repartie encore plus éreintée que mes précédentes interventions, bouleversée et enrichie, et je renouvelais l’expérience un an plus tard, dans la même classe où je retrouvais avec une intense émotion les CM1 devenus CM2 et de nouvelles têtes blondes. Les enseignantes m’accueillirent chaleureusement, nos yeux brillaient. Une certaine complicité émergeait lors de cette deuxième rencontre, un terrain connu, une attente plus explicite.

Le plus beau arrive enfin, comme un cadeau…

L’accomplissement de ces deux rencontres singulières s’annonça par une proposition venant de l’association Délires d’Encre (sans laquelle tout cela n’aurait pas été possible) de faire un atelier d’écriture dans cette classe, projet rendu réalisable grâce aux subventions de la Fondation Bettencourt (mille mercis à elle).

Un projet clef en main pour une école demandeuse, un peu oubliée, qui enchantait enseignants autant qu’élèves et auteurs. Un atelier d’écriture à distance, « virtuel » comme j’aime à les nommer, se concluant par une exposition des travaux.

J’acceptais donc en sautant de joie (presque) et commençais d’élaborer mentalement cet atelier. Je cogitais sur une histoire, avant même d’en apprendre davantage. Mon impulsivité naturelle se calma en recevant les premières consignes de la part des enseignantes pour la construction d’un début de texte destiné aux futurs apprentis écrivains.

Ce qui s’appliquait aux précédents ateliers pour primaires, que j’avais déjà tenus, se corsait ici, car je m’adressais à des enfants dont la langue maternelle est la LSF, et, comme vous l’avez compris si vous avez lu mes remarques précédentes, il fallait aller au plus simple dans l’élaboration du texte, sans toutefois bêtifier l’histoire ni rabaisser les élèves. Il fallait fuir les automatismes tels que : les grands dialogues, les tournures complexes avec des conjonctions, les longs paragraphes, les temps composés, les expressions idiomatiques, argotiques, les sous-entendus, etc.

Par chance, j’avais l’autorisation d’ajouter quelques bruits, bien qu’avec modération. (J’adore utiliser tous les sens dans un texte pour faciliter l’immersion du lecteur et contribuer à instiller les émotions les plus pertinentes. À chacun sa plume !)

L’atelier se déroula ainsi : j’envoyais le début de l’histoire aux enseignantes (deux premiers chapitres où l’on découvre un adolescent jaloux de l’attention qui est portée à sa petite sœur, sourde de naissance, au cœur d’une petite ville côtière de Bretagne). Les élèves de CM2 avaient pour mission d’écrire le chapitre 3, puis au tour des CM1 pour le 4ème chapitre et la conclusion.

Nous nous étions donnés près de deux mois, les vacances enlevées, mais cela n’a pas été suffisant. Parce que, ne la connaissant pas, je n’ai pas tenu compte de la méthode utilisée par les enseignantes pour que leurs élèves puissent imaginer, donc dessiner, avant de poser le moindre mot sur le papier. C’est un apprentissage essentiel pour les petits sourds, puisque leur mental s’esquive vers les images avant qu’elles soient traduites puis transcrites.

Là encore, j’ai assimilé une méthode intéressante, applicable aisément.

La première version du chapitre 3 était pauvre et succincte. Tant mieux pour tout le monde ! Cela nous a tous permis de progresser. J’y suis allée de mon approche classique, imparfaite et sans cesse en évolution. Je leur envoyais mes conseils et propositions, sans savoir s’ils allaient être bien accueillis et surtout utilisés, en prenant garde de ne pas empiéter sur leur création. Juste ce qu’il fallait d’embellissement, d’émotions, et de cohérence.

Et là, j’eus la surprise de découvrir une deuxième version non loin de l’aboutissement créatif. Il ne me restait qu’à leur montrer la construction et le travail de correction, le français, en passant par la traque aux répétitions et aux erreurs minimes.

Je ne les chargeais pas de la totalité de ce lourd fardeau, nous n’avions finalement que peu de temps, mais le bagage nécessaire pour qu’ils puissent apprendre et progresser dans l’écriture.

Faute de temps, je n’ai pu accomplir le même travail d’orfèvre avec le niveau inférieur, mais le si peu a déjà donné un résultat plus que satisfaisant.

Les enseignantes ont fait un travail d’équipe formidable ! C’est ce qui fait toute la différence. Elles ont su s’approprier mes conseils pour mieux les retranscrire et les transmettre à leurs élèves. J’ai énormément appris, plus que jamais je ne l’aurai imaginé dans une telle situation. Un échange et un partage hors du commun.

Le titre fut l’ultime tâche. Ils l’ont choisi avec beaucoup de soin, argumentant, expliquant leur choix ou leur désaccord en relation avec l’histoire. Là encore, j’ai été agréablement surprise par leur fin raisonnement.

Extrait de l’échange avec leur professeur : « … au départ, les élèves voulaient ce titre : Dangers de la mer et ils se sont rendus compte que ce titre pourrait désintéresser vite les lecteurs. Alors ils ont pensé à Pauvre Louison, mais certains n’étaient pas d’accord avec ce titre, car, en dévoilant le prénom de la gamine, ils annulaient l’effet de surprise (ils ne veulent pas que les lecteurs sachent déjà le prénom)… »

Quand je me suis déplacée pour le rendu final (avec la présence des parents, amis, autres élèves entendant ou non), je brûlais d’impatience de revoir mes chers jeunes écrivains et leur « dire » combien j’étais fière d’eux et de leur travail. Avide, je voulais en savoir plus, connaître leurs ressentis, ce qu’ils en avaient pensé, comment ils avaient perçu le travail, comment percevaient-ils maintenant ce long et difficile métier d’écrivain.

Cette matinée fut intense et bouleversante. Nous avons échangé des cadeaux, des sourires, des regards, des bises, des dessins, des fleurs, des bonbons (c’était l’anniversaire de la jeune Morgane, une jolie blondinette aux grands yeux bleus, et elle avait préparé un délicieux gâteau pour l’occasion)… et un mug !

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(Mon cadeau précieux :-))

Ils étaient heureux d’avoir pu travailler avec moi sur ce projet, de voir le résultat. Ils avaient aussi beaucoup appris et j’ai pu voir une certaine maturité briller dans leurs regards. Ils avaient participé à la création d’une histoire ! Ce n’est pas rien, tout de même, surtout quand on connaît les difficultés d’apprentissage qu’ils rencontrent !

Les enseignantes étaient elles aussi ravies de cette expérience enrichissante et ne demandent qu’à renouveler cette aventure. Nous avons eu un long moment privilégié, durant toute la matinée, avant de nous retrouver dans le flot des « visiteurs » (il faisait une chaleur !), venus en fin d’après-midi pour admirer le travail réalisé en classe, grâce à l’organisation et aux bénévoles de l’association Délires d’Encre.

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À l’issue de cet atelier, une idée a germé, une envie, un pari un peu fou.
Publier ce texte comme outil pédagogique en y ajoutant les dessins, première étape de leur création. Un éditeur suivra ou pas.
Mais je souhaite de tout cœur que ce projet voie le jour.

À bientôt, ici ou ailleurs…