En ces temps difficiles, je vous offre 2 chapitres par jour de l’intégralité de l’un de mes romans, ici les deux premiers, ensuite vous pourrez suivre l’histoire au jour le jour sur la Page du roman (cliquez sur le titre ou la couverture), juste après les Prix et les Avis.
J’ai donc choisi Imago (première publication en 2011 aux Ed. Syros) pour l’évasion, le dépaysement, la nature, les valeurs humaines et la transformation après épreuves. Ce roman est une sorte de préquelle au roman Jeunesse Éternelle (Ed. Bayard).
Je vous souhaite beaucoup de courage et bonne lecture !
***
Pour commencer, je vous invite à consulter la liste des personnages principaux qui ont des noms particuliers, ainsi que l’organisation du peuple K’awil :
Neï, fille de Yon (petite-fille de Luv’ku)
Shin, fille de Yon (sœur de Neï et petite-fille de Luv’ku)
Sih, fille de Shin
Luv’ku, fille de Yon’ku, chef du clan des armuriers (mère de
Yon, grand-mère de Neï et de Shin)
Ix Chel, fille de Yaj’mum, sorcière du clan des armuriers
Eam, fille de Rok’atz, deviendra la sœur d’adoption de Neï
Jynx, ami d’enfance de Neï
Tep, époux d’Eam
Voltàn, père de Shin et de Neï
Les sept clans du peuple K’awil
Clan des armuriers – chef : Luv’ku
Clan des agriculteurs – chef : Lik
Clan des chasseurs/guerriers – chef : Nyo
Clan des tanneurs – chef : Daj
Clan des souffleurs de verre – chef : Yun
Clan des tailleurs d’obsidienne – chef : Bij
Clan des scribes – chef : Aru
Prologue
–
Dun, arrête-toi un peu, souffla Shin, les deux mains cramponnées sur son ventre
tendu.
Dun
rebroussa chemin pour rejoindre sa femme qui s’était assise sur une roche
plate. Il lui tamponna le front avant de dégager la gourde de peau de sous son
vêtement. Il en but une gorgée et la tendit à Shin qui s’humidifia juste les
lèvres.
–
Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps… avoua-t-elle.
Son
visage se crispa sous la douleur. Elle tenta de respirer calmement, sans
succès. Dun s’installa dans son dos pour qu’elle puisse s’appuyer sur ses
jambes. Doucement, il lui massa les épaules et la nuque.
–
Merci, murmura Shin.
–
C’est encore loin ?
–
Encore dix minutes de marche, mais les contractions sont trop rapprochées. J’ai
besoin de me poser pour me concentrer sur la naissance de…
Une
contraction plus violente que les précédentes empêcha Shin de poursuivre sa
phrase. Elle se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang.
–
Non… Il faut que je trouve le courage de continuer, réussit-elle enfin à
articuler. Le bébé doit avoir pour première demeure un lieu préservé par les
esprits. La grotte du W’amu est un endroit fort.
Shin
abandonna sa tête contre les cuisses nues de son mari.
–
Je peux aussi construire un abri ici même. Un abri dans lequel tu pourras
invoquer les esprits pour le protéger, proposa-t-il.
Le
visage de Shin se rembrunit.
–
Non, refusa-t-elle vivement.
–
Mais pourquoi tiens-tu absolument à aller dans cette grotte ?
Elle
haussa les épaules, l’air gênée.
–
Dis-moi, insista son mari.
–
De bonnes ondes s’en dégagent.
Dun
fronça les sourcils puis sourit tendrement.
–
Très bien, accepta-t-il. Va pour cette grotte où tu puises les ressources
indispensables à ton art. Je vais te porter et, s’il le faut, je m’arrêterai à
chaque contraction.
Il
se pencha pour soulever sa femme mais suspendit son mouvement.
–
Un instant… Tu m’assures que le W’amu n’y est pas ?
–
Je te le promets. Il ne sera de retour qu’au déclin du soleil.
Shin
soupira de bien-être en se retrouvant dans les bras puissants de son mari. Elle
nicha sa tête au creux de son cou, où elle savoura le musc de sa peau. Elle se
laissa bercer par les longues foulées de Dun, ainsi que par sa respiration
régulière sur laquelle elle calqua la sienne pour se relaxer. Étrangement, les
contractions qui suivirent furent moins douloureuses.
D’une
voix apaisée, elle le guida sur le chemin qui menait à la grotte du gardien de
la montagne Sacrée, le W’amu. Seules les sorcières du peuple K’awil avaient
accès à l’intérieur de cette montagne, même si elles ne s’y rendaient que très
rarement. Mais aucune n’avait, comme Shin, un contact direct avec le gardien.
–
Voici la grotte aux écailles. Pose-moi ici, dit-elle en désignant de l’index un
petit carré d’herbe.
Délicatement,
Dun s’exécuta.
Shin
inspecta l’endroit. Aucun danger. Juste une douce paix enveloppant le paysage
qui s’étendait sous ses yeux. Dun détacha la lanière de cuir qui barrait ses
larges épaules et tira une couverture en peau souple et soyeuse, décorée de
fils de soie, qu’il déroula en l’étalant sur le sol, au seuil de la grotte.
–
Installe-toi, l’invita-t-il.
Shin
ne se le fit pas dire deux fois, alors qu’une contraction durcissait son
ventre. Elle haleta, s’accroupit, les deux mains bien à plat sur ses genoux.
–
Il était temps, fit-elle remarquer alors qu’un liquide chaud inondait ses
cuisses pour maculer la couverture.
Dun
sortit le poignard de son fourreau. De son pouce, il en apprécia le tranchant,
puis le posa près de sa femme.
–
Encore combien de temps ? demanda-t-il.
Shin
haussa les épaules.
–
Peut-être une heure. À peine.
–
J’ai le temps de fabriquer un lit de transport.
–
Non. Nous dormirons ici cette nuit.
–
Mais le W’amu ?
–
J’ai découvert plusieurs autres grottes dans le prolongement de celle-ci. Quand
le bébé sera né, il nous restera assez de temps pour préparer notre foyer
provisoire dans l’une d’elles.
Dun
scruta le visage de sa femme.
–
Raconte-moi.
Une
intense complicité unissait le couple, aussi Shin ne fut pas étonnée par la
perspicacité de son mari.
–
La caverne la plus éloignée respire étrangement, comme si les esprits se
disputaient constamment avec une force inconnue… et…
–
Et ? l’encouragea Dun.
Shin
esquissa une grimace.
–
Les T’surs y sont venus.
Dun
serra les dents.
–
Je déteste les T’surs. Ce ne sont que des âmes perdues sans aucun respect pour
notre Mère Nature ! Ils détruisent tout ce qu’ils touchent sans se soucier
des conséquences, massacrent les animaux, dépouillent la Terre et ne vénèrent
pas leurs morts !
Comme
à bout de souffle, Dun se tut un instant.
–
Comment sais-tu qu’ils sont venus dans cette grotte ? ajouta-t-il enfin.
–
J’ai trouvé plusieurs objets qui ne nous appartiennent pas. Et aussi…
–
C’est inquiétant, l’interrompit Dun, sous le choc de la nouvelle. Il faudra en
parler à ta mère. Elle demandera certainement à Ix Chel de jeter un sort pour
interdire aux T’surs l’accès à la montagne Sacrée. Si ces Blancs revenaient, la
tranquillité de notre peuple serait à jamais compromise. La jungle qui entoure
la montagne Sacrée ne serait plus qu’une faible protection.
Shin
souffla et ses doigts serrèrent ceux de Dun. La contraction passée, elle fixa
son mari.
–
Calme-toi. J’ai autre chose à partager avec toi.
Shin
lui tendit un carré souple et plat représentant l’image d’un couple.
–
Qu’est-ce que c’est ?
–
Un objet magique sans aucun doute. Regarde, la femme est une T’sur.
–
L’homme à ses côtés ressemble à un K’awil ! s’exclama son époux.
–
C’est Voltàn, mon père…
Les
yeux écarquillés, Dun détailla le visage de Shin, à la recherche du moindre
signe de moquerie.
–
Tu es sérieuse ?
–
Je le reconnaîtrais entre tous.
–
Mais il est parti lorsque tu étais bébé !
–
Non, j’avais quatre ans. Neï, elle, avait à peine quelques mois…
Dun
se raidit soudain.
–
Que se passe-t-il ? s’inquiéta Shin.
–
Je sens une présence, chuchota-t-il en scrutant les alentours.
–
Sans autorisation, aucune personne de notre peuple n’empiéterait ni sur mon
domaine ni sur notre intimité. C’est contre nos coutumes.
Elle
eut à peine fini sa phrase qu’elle entendit un hurlement sinistre.
Dun
s’écroula sur le sol.
–
DUN ! s’égosilla Shin.
Mais
avant qu’elle réalise d’où provenait le danger, elle bascula brutalement en
arrière. Elle eut juste le temps de discerner une forme sombre à l’haleine
nauséabonde qui se penchait sur elle, puis une violente douleur lui vrilla la
gorge.
Tout
devint noir.
Tapi
derrière un buisson, Tep avait tout vu mais n’avait pas bougé d’un pouce pour
sauver le couple. Il aurait pu. Au moins essayer, même si tout s’était passé
trop vite.
Il
avait assisté à la scène comme fasciné, incapable d’esquisser le moindre
mouvement.
Oui,
de sa cachette, il avait vu le K’tioni, ce fauve difforme aux dents de sabre,
s’approcher.
Oui,
il aurait pu crier pour prévenir Dun.
Ou
encore, se jeter sur le monstre, poignard à la main.
Ou
prendre son arc et encocher une flèche.
Mais
il n’avait rien fait de tout cela. Non.
Maintenant,
il hésitait sur la conduite à tenir : sauver le bébé encore dans le ventre
refroidissant de sa mère ou l’abandonner à la sauvagerie du monstre et sauver
sa propre peau.
Le
K’tioni, ce fauve agressif et redoutable qui avait tranché la gorge du jeune
couple, n’avait apparemment pas détecté la présence de Tep. Il se faufilait
entre deux rochers, s’éloignant des deux corps qui reposaient maintenant pour
l’éternité.
Tep
se secoua. Que Dun et Shin soient morts était une chose, mais il y avait un
fond de culpabilité chez lui qui lui dictait de protéger l’enfant à naître.
Un
fond de culpabilité… ou plutôt l’intérêt de prouver sa bonne foi auprès du peuple
K’awil ?
Mais qu’avait-il à se
reprocher ? À part le fait de se trouver dans un endroit sacré où, lui,
simple agriculteur, qui plus est un homme, n’avait pas le droit de se rendre…
Quoi
qu’il en soit, il devait agir vite car un K’tioni n’abandonnait jamais sa
nourriture. Il allait revenir. Tep sortit de sa cachette et s’approcha, sur le
qui-vive, des cadavres, le poignard à la main. Il contempla le tableau
mortuaire quelques secondes, puis, du bout du pied, tâta le ventre tendu de
Shin. Il était très dur. À l’intérieur, le bébé bougea. Tep se pencha et d’un
geste précis entailla la chair pour libérer le nouveau-né qu’il attrapa par le
pied. Il trancha le cordon ombilical et posa sans ménagement le bébé sur le
cadavre de sa mère.
Tep
ne se soucia pas tout de suite de l’enfant, son attention attirée par le carré
souple qui se trouvait toujours entre les doigts de Shin. Il se baissa pour
détailler cette chose colorée qui l’intriguait. Il n’avait pas entendu la
conversation entre Shin et Dun, mais il se doutait de son importance. Il s’en
saisit brusquement et le glissa dans sa tunique.
Au
même instant, le nouveau-né émit un couinement qui se transforma en pleurs.
Tep
s’intéressa enfin au bébé gesticulant et son expression renfrognée changea du
tout au tout lorsqu’il aperçut son sexe.
–
Une fille ! s’exclama-t-il au comble de l’excitation.
Excitation
de courte durée car les pleurs du nouveau-né furent atténués par des hurlements
provenant de la forêt.
Des
hurlements sinistres.
De
ceux qui vous glacent les sangs et vous hérissent les poils.
–
Vas-tu te taire, maudite ! grinça-t-il à l’attention du bébé.
Soudain,
une pierre lui tomba sur le crâne, accompagnée par un grondement rauque.
Tep
leva les yeux.
Installé
sur la corniche au-dessus de la grotte du W’amu, le K’tioni le toisait. Un
autre, plus petit, arrivait sur sa droite. Une femelle, sans nul doute.
Leurs
dents luisaient de bave.
Tep
pointa son poignard en avant.
–
Vous avez suffisamment de nourriture avec ces deux cadavres ! menaça-t-il.
Je ne vous laisserai pas ce bébé en guise de dessert !
Prudemment,
il esquissa quelques pas sur sa droite pour s’éloigner du nouveau-né, puis se
campa fermement sur ses jambes. Le premier K’tioni, le mâle donc, grogna, se
ramassa sur lui-même et, d’un formidable bond, se retrouva aux pieds de Tep.
Sans attendre, ce dernier frappa de toutes ses forces. Un coup terrible sur la
nuque du fauve, qui, surpris, vacilla.
Alors
que le mâle recouvrait ses esprits et que la fureur étincelait dans ses yeux
jaunes, Tep attaqua une seconde fois et plongea son poignard dans la gorge du
K’tioni qui s’effondra en soufflant son haleine fétide dans l’air pur de la
montagne Sacrée.
La
femelle rugit et sauta près du cadavre de Shin sur lequel le nouveau-né
vagissait toujours en gesticulant.
Doués
d’une certaine intelligence, ces fauves percevaient d’instinct ce qui était
précieux pour leurs adversaires.
Malheureusement,
Tep était trop loin pour intervenir et, s’il tentait une quelconque approche,
la femelle égorgerait le bébé d’un seul coup de ses longues griffes.
Tep
délogea lentement son deuxième poignard de son fourreau et, d’un geste précis,
le lança sur la K’tioni. La lame se ficha dans la hanche du fauve qui se
penchait déjà au-dessus du nouveau-né.
La
femelle se raidit. Le sang coulait abondamment de la blessure profonde. Elle
jaugea son adversaire, puis la petite forme gesticulante qui s’égosillait à
pleins poumons sur le cadavre de sa mère.
Tep
dégainait déjà sa dernière lame. Il leva de nouveau le bras mais, au lieu de
lancer son arme, il se mit soudainement à hurler.
Un
long hurlement guttural, féroce et impressionnant.
La
femelle K’tioni fit un pas en arrière et rugit à son tour, plus sous la douleur
de la blessure provoquée par son mouvement que pour effrayer son adversaire.
Tep
avança précautionneusement tandis que le fauve tentait d’ôter la lame incrustée
dans sa chair meurtrie avec des coups de patte désespérés, tout en tournant sur
lui-même. Arrivé près du bébé, il se baissa sans perdre la femelle K’tioni des
yeux, prit délicatement le petit corps fragile et se redressa.
Le
fauve, voyant sa proie lui échapper, donna un dernier coup de patte sur le
poignard fiché dans son corps, qui se brisa net, grogna puis décampa en
boitant.
Hors
de danger, Tep esquissa un sourire victorieux. Ses yeux trahissaient une fierté
sans nom. Il analysa la situation d’un rapide coup d’œil. Le K’tioni mort
devait être éloigné d’ici, sinon il attirerait les charognes qui s’occuperaient
ensuite des cadavres humains. Bien que Tep ne portât pas
Dun et Shin dans son cœur, le couple avait tout de même droit à une cérémonie
d’adieu décente pour lui permettre de voyager en toute sérénité dans le monde
antérieur. Le monde de Xibalba.
Tep
reposa le nouveau-né sur le corps sans vie de sa mère, puis il traîna le
K’tioni déjà raide le long du chemin qui descendait la montagne. Là, un précipice
déboulait sur une végétation dense et sombre. Il fit basculer le fauve qui
dévala la pente dans un nuage de poussière.
Il
construisit rapidement un travois grâce auquel il descendrait les cadavres de
Shin et de Dun jusqu’au carrefour des Trois Esprits. car il n’avait pas le droit de se
trouver si près de la grotte du Gardien de la montagne Sacrée, aussi allait-il
devoir mentir.
Il
fit deux voyages pour descendre les corps.
Enfin,
satisfait, Tep se frotta les mains, puis les passa sur son front moite. Il
pouvait rentrer à la montagne du Soleil, retrouver son clan.
***
Ix
Chel jeta une bûche dans le feu qui crépita, puis elle s’accroupit et se
balança d’avant en arrière, le regard perdu dans les flammes renaissantes.
–
Que cherches-tu à me dire ? marmonna à l’adresse de la flambée la vieille
sorcière du clan des armuriers du peuple K’awil.
Elle
cracha et se redressa en grimaçant de douleur. Ses articulations rouillées lui
rappelaient son âge avancé. Dans une tasse en terre, elle versa un peu d’eau
fraîche. Elle en but une gorgée avant d’y ajouter une pincée d’un mélange de
diverses plantes séchées et pilées qu’elle touilla avec son index. De nouveau
près du feu, elle posa la tasse sur une pierre chaude puis s’installa en
rassemblant ses fourrures les plus épaisses autour d’elle. Elle logea sa pipe
entre ses lèvres et l’alluma en tétant énergiquement. Une fumée bleue roula
jusqu’au plafond et s’étala en un épais nuage. La vieille sorcière avait fermé
la trappe d’évacuation pour être entourée de cette brume odorante. Elle
attendit quelques minutes puis la rouvrit juste ce qu’il fallait pour qu’un peu
d’air frais s’infiltre à l’intérieur de sa caverne.
Elle
attrapa sa tasse tiède et avala son contenu d’un coup. Le breuvage nappa ses
muqueuses d’une douceur sucrée avant de glisser dans son estomac. Il se
propagea rapidement dans son sang, lui procurant un vertige. Les effets
n’allaient pas tarder. Son corps se refroidirait vite, aussi elle s’enveloppa
de ses peaux soyeuses malgré la chaleur ambiante.
Les
flammes baissaient en intensité. Bientôt ne resteraient que des braises
rougeoyantes qui onduleraient de chaleur et hésiteraient à s’éteindre
totalement. Pour le moment, le feu se brouillait, laissant parfois apparaître
d’étranges visages peints en blanc.
Ix
Chel tira une dernière bouffée de sa pipe, souffla la fumée sur ces visions
encore éphémères et incertaines, et la posa sur une pierre plate. Elle se
laissa envahir par l’effet du tabac mélangé aux herbes à visions. Ses doigts
serrèrent la première fourrure contre son torse.
Les
flammes crépitèrent.
La
vieille sorcière ferma les yeux, la respiration lente, mais mesurée. Son esprit
se détacha de son corps et s’évada par l’aération entrouverte. Il vola un
instant au hasard et se retrouva soudain au cœur de la montagne Sacrée.
Un
lieu sombre et silencieux.
Aucune
vie humaine.
Elle
ne capta que les esprits des Anciens, qui avaient façonné la montagne Sacrée,
et celui de son gardien, le W’amu, apparu mystérieusement un peu plus de trente
ans auparavant.
Une
étrange lueur se mit à briller dans le noir. Une lueur rouge qui palpitait tel
un cœur à l’air libre. Le cœur grossit jusqu’à atteindre la taille d’un adulte
puis se multiplia.
Ix
Chel frissonna.
Ces
lueurs rouges symbolisaient des étrangers.
Puis
une autre lueur apparut.
Blanche.
Vibrante.
Un
K’awil !
La
vieille sorcière se figea.
Voltàn !
Cette lueur blanche appartenait bien à Voltàn.
Ix
Chel en fut déroutée. Des étrangers et Voltàn se trouvaient au cœur de la
montagne Sacrée ? Elle n’y comprenait rien.
La
sorcière secoua la tête, déboussolée.
La
lueur blanche s’intensifia puis disparut.
Tout
était de nouveau sombre.
L’esprit
de Ix Chel réintégra son corps.
Elle
ouvrit les yeux, regardant sans les voir les braises qui chuchotaient en
mourant, les pensées tournées vers sa vision.
Elle
se recroquevilla dans ses fourrures, tel un fœtus dans le ventre de sa mère.
Quand elle ne comprenait pas immédiatement ce qu’elle voyait, elle se trouvait
soudain bien plus vieille. Pourquoi Voltàn reviendrait-il ? Il était
parti, il y avait plus de seize ans, à la mort de son épouse, Yon, pour le
monde des T’surs, laissant Shin et Neï derrière lui à la charge de Luv’ku, leur
grand-mère maternelle. Et qui étaient ces étrangers avec lui ? Des
T’surs ?
Ix
Chel grimaça. Non, décidément, cette fois elle avait du mal à interpréter sa
vision. Mais une chose était certaine. Cela ne présageait rien de bon. Des événements
allaient perturber la tribu. Très prochainement.
La
vieille sorcière sentit ses paupières se fermer. Elle résista au sommeil qui
l’arrachait à sa conscience. Elle voulait comprendre.
Alors
elle résista…
Résista…
Résista
encore…
Et
sombra.
Chapitre 1
De
loin, la montagne du Soleil où avait élu domicile le peuple K’awil ne
trahissait aucun indice de vie. Une montagne ordinaire composée de terrasses et
de cavernes, dont les parois striées offraient
des teintes variées, du mauve au rose ou de l’ocre orangé à l’ocre brun. Mais
une fois sur le seuil des premières grottes, on découvrait dans les profondeurs
un lieu féerique tout en labyrinthes et en lumière. Le cœur de la montagne du
Soleil était baigné d’une luminosité constante grâce aux patchworks
d’obsidienne qui tapissaient les parois à certains endroits stratégiques. Ces
miroirs minéraux reflétaient à la fois les rayons du soleil qui se faufilaient
par des failles et les nombreux foyers entretenus sans relâche pour chasser
l’humidité permanente.
Un
des sept clans constituant le peuple K’awil, le clan des agriculteurs, se
secouait des derniers voiles de sommeil. Le soleil effleurait à peine l’est que
déjà des hommes, des femmes et même des enfants, supervisés par leur chef, Lik,
s’activaient pour les ultimes préparatifs en
vue de leur déménagement au camp d’été. Des pots s’entassaient, parfois en
équilibre, ainsi que des vêtements, de la nourriture, des jarres d’eau. Tout ce
dont chacun avait besoin pour le voyage et les six longs mois à venir loin de
la montagne du Soleil.
L’effervescence
enflait petit à petit et un bruit sourd, tel un bourdonnement, se répercutait
sur les parois jusqu’à atteindre le foyer du clan de Luv’ku, le clan des
armuriers, perturbant le sommeil de Neï.
La
jeune fille grogna de mécontentement. Elle se tourna vers la roche et remonta
la fourrure jusque sur son front.
–
Tttttt, debout, paresseuse !
La
couverture vola.
–
Grand-mère ! Rends-moi ma couverture ! s’indigna Neï.
–
Aurais-tu oublié qu’il te reste beaucoup de choses à préparer pour ton départ
avec le clan de Lik ?
–
Laisse-moi dormir encore un peu, supplia Neï. Je ne suis rentrée qu’hier soir
et, pour la première fois depuis des jours, je peux enfin me reposer.
Elle
se frotta les paupières encore alourdies de sommeil et ajouta en
ronchonnant :
–
J’ai passé quatre lunes à étudier l’écriture dans le clan d’Aru et deux autres
à manier les armes dans le clan de Nyo.
–
N’essaie pas de m’amadouer, jeune fille, gronda la voix rocailleuse. Shin n’est
pas là et je dois veiller à ce que ton départ se déroule comme prévu.
À
l’évocation de sa sœur, Neï se réveilla tout à fait et s’agenouilla sur sa
couche.
–
Tu crois que le bébé est arrivé ?
Luv’ku
sourit, mais ne répondit pas.
–
File te laver et reviens vite que je te coiffe.
Neï
enfila sa tunique aussi brune que son épiderme et partit en maugréant. Elle
traversa le clan de Daj, le clan des tanneurs, où elle inspira profondément
l’odeur particulière des peaux, puis le clan de Yun, celui des souffleurs de
verre, où une chaleur étouffante lui rougit le front, mais elle resta un moment
à s’émerveiller devant les femmes qui façonnaient le verre avec une incroyable
dextérité. La jeune fille les quitta à contrecœur. Une fois à l’extérieur, elle
cligna des yeux sous la lumière vive et respira, en souriant, l’air déjà tiède
du printemps. Elle contourna le groupe des élèves du clan de Bij, le clan des
tailleurs d’obsidienne, qui écoutaient attentivement l’explication sur le
processus de la taille de ce minéral d’un noir profond. À l’entrée de la
montagne vivait le clan de Nyo, le clan des chasseurs et des guerriers, tandis
qu’au plus profond des cavernes se tenait celui d’Aru, le clan des scribes.
Les
sept clans qui composaient le peuple K’awil possédaient chacun une spécialité,
mais chaque membre devait être polyvalent, tout particulièrement les hommes qui
évoluaient dans cette société matrilinéaire[1].
Dès qu’ils s’unissaient, ils intégraient le clan de leur épouse et devaient
donc s’adapter à n’importe quel foyer.
Neï
trotta sur la corniche qui séparait les maisons troglodytes du vide, puis
descendit jusqu’à la petite cascade qui dévalait vers un arbre tordu dont les
racines baignaient dans une piscine naturelle. Là, elle s’aspergea le visage,
se frotta la nuque, les bras et les pieds – sa peau très mate luisait sous le
soleil déjà puissant –, puis lissa ses cheveux vers l’arrière. Elle n’avait
qu’une hâte : achever la dernière étape de l’Argynnis, le rite du
papillon, qui lui permettrait d’entrer dans le monde des adultes, et ne plus
avoir à enrouler sa chevelure sur sa tête en une savante coiffure. Cet ultime
rite s’appelait l’imago.
Enfin
propre, Neï se redressa. Elle fixa un instant le paysage. Des montagnes arides
à perte de vue. Mais derrière la montagne du Soleil, à l’est, au bout de
quelques heures de marche, après avoir contourné une partie de la montagne
Sacrée, se cachait une étendue verdoyante bordée par un fleuve-serpent et
protégée par la muraille de la forêt : le camp d’été où s’installerait le
clan de Lik, clan des agriculteurs, pour six mois, afin d’y cultiver les céréales
nécessaires pour l’hiver.
La
jeune fille respira un grand coup et rebroussa chemin.
–
Neï ! Presse-toi un peu ! héla sa grand-mère.
Neï
courut la rejoindre et s’assit à même le sol. Luv’ku démêla la longue chevelure
aussi noire que le charbon.
–
J’aurais bien aimé voir ma sœur avant de partir.
–
Ta sœur ou le bébé ?
–
Les deux… Mais oui, surtout le bébé, avoua Neï. Quand je le verrai, il aura
déjà près de six mois.
–
Non, Shin te rejoindra dans trois mois, quand son bébé sera en mesure de
voyager.
Neï
haussa les épaules.
–
Quelque chose d’autre te tracasse et tu n’oses pas me le dire, fit remarquer
Luv’ku.
La
jeune fille hésita un instant et se lança :
–
Je trouve stupide d’apprendre l’agriculture !
–
Nous y sommes donc, gloussa sa grand-mère. Tu sais très bien que tu n’y vas pas
que pour ça, voyons. Ix Chel doit remplacer la sorcière du clan de Lik au camp
d’été. La pauvre, après sa chute, ne peut pas accomplir un tel voyage. Et comme
ton imago approche, seule la sorcière de ton
clan peut être à tes côtés pour t’aider à franchir cette dernière étape, qui
fera de toi une femme.
–
Au moins, Jynx sera là lui aussi pour la cérémonie d’acceptation ! dit Neï,
alors que les battements de son cœur s’accéléraient soudain.
Elle ressentait pour le
jeune homme, adopté par Luv’ku à la mort de ses parents, une profonde
tendresse. Elle le considérait comme son frère et une intense complicité les
unissait. Absent depuis plusieurs semaines pour accomplir son imago, Jynx lui
manquait terriblement.
Neï
secoua la tête pour chasser ces pensées. Les coquillages tintèrent et
s’entrechoquèrent contre les os et les bois qui ornaient sa coiffure. Quelques
plumes lui chatouillèrent les joues.
–
Je commence par quoi ? demanda-t-elle en se levant.
–
Par le petit déjeuner. On ne travaille pas le ventre vide.
La
jeune fille regarda tendrement sa grand-mère, toujours soucieuse du bien-être
de ceux qui l’entouraient. Elle fila vers le renfoncement de la caverne où elle
trouva une poignée de pignons de pin et une autre de baies séchées qu’elle
enfourna dans ses poches. Elle prit aussi une galette de maïs qu’elle dévora.
–
Che chuis prête, dit-elle, la bouche pleine.
–
Alors rassemble tes affaires et va aider le clan de Lik. Ensuite, viens
m’embrasser. Oust !
Neï
s’activa auprès de ceux avec qui elle allait apprendre l’agriculture. Dah,
fille de Lik, une jeune femme à peine plus âgée qu’elle, la guida avec beaucoup
de patience. Le temps passa très vite et lorsque, en milieu de matinée, Lik
donna le signal du départ, plus rien ne traînait dans les grottes du clan.
Une
femme, un bébé accroché à son sein, se présenta devant la chef, l’air soucieux.
–
Tep n’est pas rentré de sa chasse d’hier… annonça-t-elle.
Lik
afficha un visage agacé.
–
Eam, nous ne pouvons retarder notre marche. Ton époux nous rejoindra. Il faudra
lui rappeler qu’il est agriculteur et non chasseur !
La
jeune femme voulut protester mais se tut finalement devant l’air sévère de la
chef.
Neï
observa Eam du coin de l’œil. Sa soumission l’exaspérait, aussi elle détourna
son attention. Elle alla embrasser Luv’ku, mit son sac de peau en bandoulière,
cala ses outils sous le bras et suivit les hommes et les femmes qui
transportaient une montagne d’ustensiles sur leur dos, tandis que les enfants
se partageaient l’eau et la nourriture.
Il
fallut tout d’abord traverser l’intérieur de la montagne du Soleil, dont les
grottes inhabitées, aux roches rondes et harmonieuses, dénuées d’obsidienne,
étaient striées par l’érosion. S’infiltrant par des crevasses, la lumière du
soleil y créait des camaïeux d’ocre rouge, tels des drapages suspendus. Après
une heure de marche souterraine, ils débouchèrent sur le versant nord-est de la
montagne. Le plus dur restait à faire. Escalader, descendre des chemins
abrupts, contourner par le sud la montagne Sacrée, traverser une partie de la
forêt et enfin arriver au bord du fleuve-serpent.
Ce
trajet pénible était une vraie promenade pour Neï. Agile, elle sautait et
courait malgré son fardeau. Heureuse de se dépenser enfin, elle en profitait
aussi pour s’isoler. D’autant que c’était son dernier voyage en tant qu’enfant.
Quand elle reviendrait, elle serait adulte. Sauf si elle échouait à la dernière
étape de l’Argynnis… Neï se mordit l’intérieur des joues. J’ai réussi la première étape, la nymphose, pourquoi raterais-je
l’imago ? Je réussirai. Point !
Pour
évacuer ses doutes de son esprit, Neï s’arrêta un moment face au paysage
grandiose qui l’entourait.
Au
sud-est, des plateaux et des pics s’étendaient à perte de vue dans un désert
semi-aride.
Derrière
elle s’élevait la montagne Sacrée, en forme de casquette géante retournée,
cerclée en partie par la dense forêt qui protégeait le peuple K’awil de toute
invasion.
À
l’est ondulait le fleuve-serpent, baptisé par la tribu le fleuve Émeraude. Ses
rives s’ornaient de verdure tendre, et il s’étalait devant ce monde désertique
telle une oasis. Les champs encore en jachère qui le bordaient égayaient les
pieds des hauts plateaux arides.
Un
petit paradis qui procurait au clan baies, gibier et récoltes de céréales
indispensables à l’hiver rigoureux passé dans les habitations troglodytes.
Après
six heures de marche, le clan de Lik était arrivé sur les rives du fleuve Émeraude.
Des cabanes les jalonnaient, faites de pierres, d’argile et de branchages, et
pourvues de larges terrasses sur lesquelles le clan se réunissait pour
travailler ou discuter. Le camp d’été était délimité par de nombreuses
fleurs-soleil, plantées régulièrement en un arc de cercle parfait, dont les
tiges étaient hautes comme un enfant de dix ans. À la tombée de la nuit, elles
restituaient la lumière du soleil emmagasinée dans la journée. Le savoir
combiné du clan des souffleurs de verre pour le cœur de la fleur et de celui
des tailleurs d’obsidienne pour les pétales avait créé cette ingénieuse
invention qui fascinait Neï depuis toute petite.
Avisant
l’atelier de sa sœur Shin, où celle-ci confectionnait ses lames et ses pointes
de flèche, la jeune fille s’y précipita. Elle y dormirait tout le temps de son
apprentissage. Avant que la nuit ne s’installe, elle s’occupa de nettoyer les
lieux, puis rangea les affaires qu’elle avait emportées.
Neï
finissait de disposer les couvertures de peau sur la natte lorsque Luv’ku
pénétra dans la hutte.
–
Grand-mère ! s’exclama la jeune fille. Que fais-tu ici ?
Voyant
le visage blême de la vieille femme et les plis autour de sa bouche plus
profonds que d’habitude, Neï se raidit. Luv’ku s’approcha en titubant, puis
tendit les bras en les ouvrant largement.
–
Tep est arrivé peu de temps après votre départ, dit-elle alors d’une voix
chevrotante. Il nous a annoncé une très mauvaise nouvelle.
Neï
resta de marbre, attendant d’autres explications qui ne venaient pas. Sa
grand-mère baissa les bras et s’arrêta à deux mètres d’elle.
–
C’est le bébé ? interrogea Neï d’une voix tremblante.
Mutique,
Luv’ku baissa les yeux. Deux larmes s’écrasèrent sur sa tunique blanche. Elle
fit subitement demi-tour pour sortir de l’atelier, puis revint avec un paquet
gesticulant qu’elle déposa dans les bras de la jeune fille.
–
Voilà ta petite nièce, Sih.
Neï
fronça les sourcils. Luv’ku ne lui laissa pas le temps de poser une question :
–
Ta sœur et Dun sont morts. Tep a découvert leurs corps au carrefour des Trois
Esprits.
Neï
tenta d’avaler sa salive, mais son larynx semblait avoir gonflé d’un coup et
elle s’étrangla. Les couleurs s’évaporaient de son visage. Le bébé se mit à
pleurer, la ramenant à la réalité. Des rides de tristesse strièrent son front.
Luv’ku lui tendit la main. Elle s’y accrocha, tel un naufragé à sa bouée.
–
Comment sont-ils morts ?
–
Un K’tioni.
–
Où sont-ils ?
–
Tep les a traînés dans une grotte pour ne pas qu’un autre fauve les dévore,
mais il ne pouvait pas les ramener tout seul. Un groupe est parti les chercher
pour la cérémonie d’adieu.
Neï
posa les yeux sur sa petite nièce qui pleurait toujours, le visage rouge.
–
Qui va la nourrir ?
–
Je ne sais pas encore. Elle doit rester près de toi ; dans le clan de Lik,
plusieurs femmes ayant des bébés pourront lui donner le sein.
–
Ce qui veut dire que Sih sera adoptée…
Luv’ku
soupira.
–
Jusqu’à son sevrage, oui. Ensuite, tu pourras t’en occuper. Je suis désolée, ma
chérie. Nous n’avons pas le choix, c’est la coutume de notre peuple,
ajouta-t-elle en voyant le visage chagriné de sa petite-fille.
Elle
se tut un instant, puis reprit :
–
Le foyer de ta sœur te revient.
La
jeune fille regarda la vieille femme, ses yeux se voilant d’un flot de larmes
qu’elle essuya rageusement. Sans ménagement, elle rendit le bébé à sa
grand-mère et attrapa son arc avec la ferme intention de quitter le camp et de
s’isoler quelques heures.
–
Non, Neï… Tu ne peux pas partir maintenant, la retint Luv’ku. La cérémonie
d’adieu doit se faire cette nuit. Ensuite, il faudra que je retourne à la
montagne du Soleil.
Neï serra si fortement les mâchoires que ses dents grincèrent. Elle avait tant besoin d’être seule pour supporter son chagrin.
A suivre… ICI
[1] La famille
matrilinéaire est un système de filiation dans lequel chacun relève du
lignage de sa mère. Cela signifie que la transmission, par héritage, de la
propriété, des noms de famille et titres passe par le lignage féminin.